Fidèle à la veine sociale qui a toujours irrigué ses films, Ken Loach, secondé de son non moins fidèle scénariste Paul Laverty, tient ici des propos singulièrement musclés. Un peu comme si le grand souffle social qui traverse l'œuvre de V. Hugo - du "Journal d'un condamné à mort" à "Claude Gueux", en passant par "Les Misérables" - rencontrait Kafka et la lutte impossible qu'il relate dans "Le Procès". En effet, le personnage éponyme, très humainement incarné par Dave Johns, se retrouve, suite à une grave crise cardiaque, dans l'inextricable situation de se voir arrêté par son médecin en même temps que contraint de rechercher du travail, s'il veut toucher des subsides quelconques. Dysfonctionnement bureaucratique ? Erreur humaine ? On ne saura jamais. Toujours est-il que Ken Loach, avec le remarquable sens des situations qui est le sien, excelle à dépeindre l'absurdité de la chose, le scandale humain qu'elle constitue, et le redoutable fonctionnement de la machine administrative britannique, broyeuse d'hommes et délestée de tout état d'âme. La détresse humaine ainsi générée rencontrera une autre détresse, en la personne d'une jeune mère de famille flanquée de deux enfants, et l'un et l'autre se soutiendront alternativement dans cette adversité, à la fois fondamentale et prenant de multiples visages.
La cause est, bien entendu, juste, le récit est émouvant et se voudrait même, par moments, bouleversant, mais l'excès tue l'effet et l'on se retrouve tout surpris de se heurter, chez K. Loach, à des maladresses qui ne lui sont pas habituelles et qui sont toutes dues, ici, à un regrettable manichéisme : alors que, d'ordinaire, ses héros peuvent se tromper, tâtonner, se fourvoyer, tomber entre les mains de figures ambiguës, ici, pas la moindre bavure dans le traçage des limites, nos héros sont sans le moindre défaut, leurs manques ne sont qu'émouvants (l'incompétence de Daniel en matière d'ordinateurs, les petits vols de Kate...), et les bureaucrates méchants auxquels ils sont confrontés sont confits de bêtise et de rigidité ; autant dire que ces incarnations de la Loi tiennent droit, très, très droit.
Le final, où devrait culminer l'émotion, ne voit que l'éclosion d'une déception pleine et entière, puisque les amis réalisateur et scénariste cèdent à la facilité de faire mourir leur héros et, pour que le message parvienne distinctement au cerveau supposé enrhumé de leurs spectateurs, vont jusqu'à le faire décéder dans les toilettes : "Moi, Daniel Blake", rebut de la société, refusé par elle, et conséquemment traité comme un déchet... Mort qui ouvrira sur une élégie funèbre en forme de réquisitoire, se concluant sur une mise en cause de la responsabilité étatique... À se demander pourquoi tant de migrants sont prêts à mourir pour tenter de gagner l'Angleterre, si ce pays incarne à ce point l'Enfer sur Terre. Ken Loach, dont on avait tant aimé "Kes", "My Name is Joe", ou encore le jubilatoire "Looking for Eric", nous avait habitués à davantage de subtilité.