Un film de super-héros de Ken Loach

Ken, arrête d’employer ton ami Paul comme scénariste, tout ça parce qu’il t’a dit qu’il avait enquêté pendant un an et demi sur le Pôle Emploi britannique. Tu ne vois pas qu’il te fait du mal ? Nous, on le voit et on souffre pour toi. Le film est d’une inefficacité sidérante, à cause de son irréalisme et de son étroitesse de vue.


On s’en rend compte assez vite : le moindre geste du héros, Daniel Blake, mérite un prix Nobel de la paix tant il est généreux et indigné. Il aide une jeune mère de famille célibataire à la moindre occasion, prévenant ses désirs et au moindre problème d’interrupteur et de chasse d’eau. Il fait rêver sa fille en lui offrant des poissons en bois et calme son fils agité en le faisant poncer. Il révèlera qu’il a passé sa vie conjugale à se sacrifier pour sa femme très fragile psychologiquement et que c’était trop bon.
Comme redresseur de tort, il est tout aussi exemplaire : il aide aussi son voisin en lui faisant des remarques assez fermes sur la nécessité d’enlever ses poubelles du passage. Il en engueule un autre qui vient faire soulager son chien là où il ne faut pas. Il s’efforce très consciencieusement de faire ce que l’agence lui demande et s’il n’y arrive pas tout seul, le spectateur peut témoigner qu’il aura essayé. A l’agence, dès qu’il a le sentiment d’une injustice commise contre lui ou la jeune mère en question, il l’exprime avec politesse, fermeté et bon sens, sans jamais s’énerver. Quand il est impossible de convaincre la sale bonne femme de l’agence, il part. Son seul acte illégal sera une inscription sur un mur, ce qui n’est pas le début de la révolution.
Bref, ça ne pourrait pas être plus lourdement asséné : Dan est un super-héros, ni plus ni moins. Mais comme les super-héros n’existent pas (en dehors des profs, bien sûr), Super-Dan n’a pas la moindre chance d’être un personnage vivant et juste et le film devient vite aussi réaliste qu’un film Marvel.


La mère n’est pas loin d’être parfaite, elle aussi. Elle est entièrement dévouée à ses enfants et commettra courageusement pour eux un acte illégal et beaucoup d’autres dégradants. Elle n’aide pas Super-Dan, sauf quand elle envoie sa fille le voir pour savoir si tout va bien, mais c'est un grand ami et elle lui rendra hommage. Le voisin semble être un petit trafiquant égoïste (le coup des poubelles ; il utilise Super-Dan sans lui demander son avis) mais il va quand même l’aider à se servir d’un ordinateur. Il l’assurera que Super-Dan peut lui demander tout ce qu’il veut, tout.


Au passage, l’écriture des dialogues flingue les petits enfants trop mignons. Dan demande à la petite fille de son amie pourquoi son frère ne lui répond pas et la gamine (8 ans maxi) lui sort rapidement une petite tirade qui se termine par : « Il trouve que les gens ne l’écoutent pas, alors pourquoi lui les écouterait ? ». Le procédé rhétorique est voyant et un peu grotesque dans la bouche d’une petite fille. De même, un soir à table, le petit garçon (10 ans maxi) raconte une question que Dan lui a posée alors qu’il jouait dans l’escalier. Il dit « Quand je jouais dans l’escalier, Dan m’a posé une question… » etc. S’il existe des petits garçons aussi épris de précision et d’exactitude, je veux bien qu’ils viennent dans mon lycée, ils auront de super notes avec moi. Ces phrases très maladroites sont à l’image du film : ni naturelles, ni vivantes, seulement sur-explicatives.


Dans la comédie italienne, les personnages du peuple sont tout sauf parfaits… Dans Le Pigeon, tous font des petits trafics et mentent, les héros les premiers, toujours parce que leur vie est en jeu. Et c’est pareil dans tous ces films… Il est temps que Loach se rende compte que des personnages parfaits sont fort peu intéressants.


Pourquoi tous ces artifices d’écritures ? Sans doute pour rendre plus injuste encore le destin de ses deux personnages. Ils sont parfaits et le système s’acharne sur eux… sauf que si je suis un sale con et que mon médecin m’interdit de travailler, il est tout aussi légitime que je n’aille pas au boulot : les qualités morales et le « droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse » (déclaration universelle des droits de l’homme) n’ont rien à voir et la manipulation mélodramatique est flagrante. (Notons que Super-Dan réunit presque tous ces critères, ce qui dit assez la légèreté du film ; dans la déclaration, c’est dans l’un de ces cas, le mot « vieillesse » étant suivi d’un autre cas introduit par « ou ».)


Cependant, l’irréalisme n’est pas le pire du film ; le pire, c’est son étroitesse de vue et la superficialité qui en découle.


Kenny et Popaul en veulent à la gestion du chômage et ils ont bien raison, vu ce qu’ils en disent dans le film. Mais qu’en disent-ils au juste ?
Un chômeur peut être radié parce qu’il manque un rendez-vous au centre quelles que soient ses raisons.
Un chômeur ne peut obtenir d’arrêt de travail que si son dossier, même pas lui, est examiné par un « professionnel de santé » (leur propre dénomination), dont on ne sait pas s’ils ont la moindre qualification médicale. L’avis de ce professionnel peut être en totale contradiction avec celui du médecin traitant mais sera le seul pris en compte.
L’avis du décisionnaire chargé d’accorder ou non l’arrêt de travail est très long à venir.
Entretemps, le chômeur doit continuer à chercher du travail et à prouver qu’il fait de nombreuses démarches. Comme c’est difficile à prouver, il peut facilement voir ses indemnités suspendues temporairement ou définitivement.


Voilà, c’est à peu près tout. Les 18 mois d’enquête du scénariste ont apporté autant qu’un entrefilet dans The Guardian. Tout cela est bien entendu ignoble mais ce n’est pas surprenant si on suit un peu l’actualité (il suffit de lire un peu le Canard enchaîné pour le traitement des chômeurs en France). Si on peut résumer en quelques lignes le contenu informatif du film, c’est que c’est trop peu ! Qu’aurait pu faire le scénario ? Peut-être montrer le lien fort avec le néolibéralisme pour donner du sens et inscrire cette stratégie dans un mouvement d’ensemble ? Décrire le système en profondeur, avec ses décideurs et ses acteurs, son histoire, son évolution, son fonctionnement ?


Mais pour cela il aurait fallu un bien plus grand nombre de personnages, aux diverses fonctions. Pour décrire (puis juger ou laisser juger) un système, c’est-à-dire une structure sociale qui agit sur la société animée par une idéologie, c’est la seule façon et les grands films politiques le font toujours. Quand il y a un héros, il est au centre de l’histoire et ses rencontres avec beaucoup d’autres personnages permettent de décrire le système. Dans Cadavres exquis, le policier enquête partout. Même si le héros est la victime comme chez Loach, il doit être au centre de tout. Dans L’Affaire Mattei et Lumumba, ce sont les décisions du personnage principal qui gênent tout le monde et provoquent des réactions antagonistes. Quand il n’y a pas de héros, il y a donc plein de personnages qui permettent la même description en profondeur. Dans Section spéciale, on voit toute la chaîne de décision, depuis Pétain jusqu’au président du tribunal spécial. Dans Nuit et brouillard au Japon, on voit de nombreux membres ou proches du parti communiste dont les idées et actions sont infiniment variées.


Il existe d’autres films sur des gens qui cherchent ou perdent un travail : Rosetta et Deux jours, une nuit, par exemple. Mais dans le premier, on ne voit pas le système oppresseur mais l’héroïne, qui se débat par son énergie phénoménale (et sa situation est plus précaire que celle de Dan), se retrouve au centre d’un problème moral cruel mais essentiel. Dans le second, le problème moral ne sera pas pour l’héroïne mais pour tous les gens qu’elle rencontre et qui vont devoir prendre une décision. Dans ces deux films, le dilemme est entre la solidarité et l’égoïsme, qui est aussi un choix imposé par le système et un vrai problème. Chez Loach, pas de dilemme, tout le monde est plus ou moins solidaire et entre les deux personnages principaux, c’en est même caricatural.


Avec deux personnages en bas de l’échelle qui ne sont que des victimes, le film de Loach ne risque pas d’être une attaque en profondeur contre le système. Il demeure un film social pas inintéressant mais paresseux et prévisible. Paresseux parce qu’il se contente de suivre le quotidien de deux chômeurs, dont les trajectoires sont proches mais décalées dans le temps (Dan voit ses droits suspendus et risque bien de finir à la soupe populaire comme son amie quelque temps avant lui et ils se font vire par la même employée-dragon du centre). Prévisible parce qu’on a tous lu des récits de vies pauvres voire misérables et que rien de ce qui va arriver dans le film ne sera surprenant en regard de des récits. Peut-être le film se veut-il une tragédie (le héros fait tout ce qu’il peut et cela n’empêchera pas son échec) mais il est tellement seul contre tous qu’il a peu de chance de triompher. Pourquoi ne rejoint-il pas ou ne monte-t-il pas une association de défense des chômeurs ? Au moins on aurait vu différentes situations, comme dans Le Couperet, une fable bien plus riche encore, qui s’écarte du réalisme comme auraient aussi pu le faire Loach et Laverty.

Totof
3
Écrit par

Créée

le 11 nov. 2016

Critique lue 517 fois

2 j'aime

1 commentaire

Totof

Écrit par

Critique lue 517 fois

2
1

D'autres avis sur Moi, Daniel Blake

Moi, Daniel Blake
Sergent_Pepper
4

Les arcanes du film social

Un atelier d’écriture de la salle communale de Newcastle. Table en formica, chaises décaties, des gâteaux secs, une fontaine et des gobelets en plastique. -Bon, on sait tous comment Ken fonctionne,...

le 29 oct. 2016

119 j'aime

32

Moi, Daniel Blake
PhyleasFogg
8

Moi, Ken Loach....

Je vous demande pardon d'avoir décroché cette palme d'or qui aurait dû revenir à un véritable Artiste de l' esbroufe et de la pseudo subtilité niaise. Je m'excuse en m'aplatissant de vous avoir...

le 4 nov. 2016

74 j'aime

Moi, Daniel Blake
Theloma
8

Un homme de coeur dans un monde de fou

La droiture. Voici le mot - au sens propre comme au sens figuré - qui vient à l'esprit pour qualifier le personnage de Daniel Blake. Car il n'est pas question pour ce menuisier au chômage en lutte...

le 1 nov. 2016

71 j'aime

12

Du même critique

Le Parrain
Totof
2

Pour se fâcher avec 9737 personnes

Sérieusement, vous pensiez que la Mafia n’étaient que de vulgaires gangsters qui pratiquent le chantage, le racket, le meurtre, qui dirigent les réseaux de prostitution et plus tard les filières de...

le 20 avr. 2013

77 j'aime

124

Dunkerque
Totof
1

Encore un film inhumain et bidon de ce prétentieux médiocre.

Difficile d’aller plus loin dans un cinéma en apparence ambitieux, en réalité complètement inhumain et bidon. Très vite, on comprend qu’on ne saura rien des personnages. 1) Sur terre, on suit un...

le 14 août 2017

6 j'aime

Quelque part dans le temps
Totof
1

Oubliez ce film

Pour ceux qui ne l'ont pas vu (et heureusement ils sont nombreux) La meilleure raison d'avoir envie de voir ce film, c'est parce que vous aimez le roman de Richard Matheson "Le Jeune Homme, la mort...

le 22 mai 2011

6 j'aime