A la sortie de la séance de « Moi, Daniel Blake », nouveau film de Ken Loach rattrapé récemment grâce aux ressorties 2016 du festival Télérama, j’ai appelé un bon ami pour lui faire part de ma grande émotion dans laquelle m’a laissé ce film. Il m’a rétorqué alors : « Ce film est tout juste bon à faire pleurer les bobos en les mettant face à la misère. Tu veux voir la misère ? Sors dans la rue, elle est juste à côté de toi la misère ! Pas besoin d’aller t’enfermer dans le confort d’une salle de cinéma pour te rendre compte de la précarité des gens ». Et…à première vue, il n’a pas tout à fait tort. La salle était remplie de personnes âgées habituées des cinémas, théâtres, etc…, loin de toute précarité. Sa remarque soulève une question que je trouve fort intéressante : « A quoi sert le cinéma social ? ». En effet, si aller dans la rue permet de se rendre compte bien mieux de la condition d’un pays, ou d’une couche de population, à quoi bon filmer ce qu’on peut voir en sortant ? Cette question résonne avec une citation lue récemment dans « Les Cahiers du cinéma », qui nous vient de l’immense Jean Renoir : « Pourquoi foutre aller s’embêter dans une salle de cinéma quand on peut voir le vrai ? ».


Par « cinéma social », j’entends : fictions qui se déroulent dans une réalité actuelle, se rapprochant d’un quotidien et tentant de décrire au mieux les facettes d’une situation réelle. Je ne parle donc pas du cinéma qui servait de pure information, qui a longtemps existé (jusque dans les années 90 dans certains pays), et fut peu à peu remplacé par la télévision. Pour ceux qui ne le savaient pas, en gros, avant la télévision, dans de nombreux pays, le cinéma était une sortie qui permettait de voir le film pour le lequel on a payé (ça, ça n’a pas changé), mais aussi, avant le film, un bulletin d’information de type JT qui récapitulait les évènements de la semaine, autant nationaux que mondiaux. D’ailleurs, voici deux films que je vous conseille à ce propos : - dans ‘Jour de fête’ (Jacques Tati), le personnage principal veut se mettre au même niveau que les facteurs américains, suite à la vision au cinéma des informations relatant la rapidité de la Poste des Etats-Unis. - ‘Mondo Cane’ n’est pas une notule d’information, mais un film à sensation que je qualifierais de ‘Tellement vrai’ de l’époque : à voir absolument pour le mélange d’information et de désinformation !


Revenons au cinéma social. Ken Loach en est un étendard, c’est certain. Et son dernier film montre une réalité du travail (ou plutôt, de l’absence de travail) en Angleterre. Mais ça, tout le monde pouvait le savoir en lisant les journaux un minimum. Qu’apporte donc Ken Loach avec sa fiction ? Mes amis : il apporte un POINT DE VUE. Le fameux point de vue qui fait du cinéma ce qu’il est. L’écriture cinématographique, c’est avant tout prendre… un point de vue. Oui, on peut sortir dans la rue pour voir la précarité des gens, mais en faisant cela, jamais on ne sera à leur place. Vous me direz, en allant au cinéma non plus. C’est vrai, mais le cinéma nous offre le point de vue de quelqu’un que l’on n’est pas, et nous met dans une disposition bien plus encline à l’ouverture d’esprit. Voir, à travers la caméra, c’est voir à travers un autre oeil, qui n’est pas objectif (et ce n’est pas ce qu’on lui demande). D’ailleurs, en parlant de ça, on remarque d’un coup tout l’enjeu du cinéma documentaire, et de la question « Le cinéaste documentaire doit-il être engagé, ou juste rapporteur ? » (Pour aller plus loin, je vous conseille le cinéma de Wang Bing ou de Werner Herzog, qui chacun à leur sauce répondent à cette question en sous-texte de tous leurs films).
Mais le cinéma social est bien plus que du cinéma documentaire ‘fictionnalisé’ (d’ailleurs, le cinéma documentaire étant écrit, on peut se pose des questions quant à la pertinence de cette expression). Les personnages du cinéma social ne sont pas réels, ils n’existent pas dans la vraie vie. En cela, ils peuvent de manière totale INCARNER, que ce soit un groupe social, une vision du monde, un système, etc… Le héros du cinéma social donne enveloppe corporelle à une notion abstraite. Dans le film de Ken Loach, Daniel Blake n’est pas un quelconque menuisier qui se trouve être au chômage à cause de sa crise cardiaque : c’est « la répercussion de la gestion du chômage et des indemnités en Angleterre sur les différentes couches sociales du pays ». Une preuve de cela ? A Grenoble, sur l’agence Pôle Emploi de mon quartier, quelqu’un a tagué « Moi, Daniel Blake » au mur. Je ne veux pas dévoiler le film, mais je peux vous assurer que ce tag résonne entièrement avec ce que ce personnage représente. Et Daniel Blake devient alors l’étendard de toute une population, un symbole fort de lutte.


En cela, « Moi, Daniel Blake » mérite amplement une Palme d’Or (qu’il a eu !). Ce grand film va rester dans la mémoire du cinéma, car il incarne une réalité que le cinéma lui-même a toujours incarné, qui est la réalité du peuple. Ken Loach a réalisé un des films les plus « populaires » de ces dernières années.


(Si vous avez aimé le film, je vous conseille tout particulièrement, pour prolonger la réflexion sur le rôle du cinéma social, « Deux jours, une nuit » des frères Dardenne : la découpe systématique du cadre en deux donne au film une ampleur impressionnante)

Xuxu
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le 22 janv. 2017

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Xuxu

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