Ca pourrait paraître naïf, sans envergure, plan-plan. Mais « humanité » est bien le mot qui correspond le mieux à la nouvelle œuvre de Barry Jenkins, Moonlight. Après le beau Medicine For Melancholy, c’est cette fois le parcours initiatique pourtant sans repères et sans but, que l’on suit, captivé. Une errance dans la recherche de soi – intime, sexuelle, humaine. La construction d’un électron qui se voudrait libre mais en a perdu l'espoir. Jenkins réalise un film assez personnel avec un texte de Tarell Alvin McCraney, dramaturge qui a vécu la même réalité noire-américaine de Liberty City, où la drogue s’infiltrait dans les foyers de cité. A eux deux, ils marquent le sillon d’une vie teintée de ses rencontres, de son univers, mais qui se bat pour se forger d’elle-même.
Little, Chiron, Black, les trois surnoms de notre personnage se suivent et ne se ressemblent pas. L’être, lui est égal à lui-même : il y a une minutie extrême dans la gestuelle, dans le regard. Des comédiens choisis avec une notion aiguisée de la filiation tant il est troublant de se dire qu’on dirait que le Chiron n’a fait que grandir, sans être joué par trois différents – talentueux – comédiens : Alex R. Hibbert ou l’enfant désœuvré qui cherche un père, Ashton Sanders ou l’adolescent qui se rencontre puis se fuit, et enfin Trevante Rhodes, l’homme qui se trouve. C’est d’autant plus impressionnant qu’aucun des trois comédiens ne se sont croisés sur le tournage, Jenkins ne voulant pas que l’un influence l’autre dans son jeu : une prodigieuse direction de comédiens.
Une tête baissée, un mutisme à toute épreuve - même à celle d’un délicieux poulet frit. Une main en extase se fondant dans le sable et dans l’inondante mer sonore. Un téléphone portable bringuebalé du front à la bouche, en passant par l’œil. Ce chef d’œuvre réside en ces gestes, inattendus mais communs, subtiles mais banals. Le soupçon d’humanité dans une trame simple - et non pas simpliste. Le regard de Jenkins ne s’en tient qu’aux êtres, qu’à une émotion, qu’à une goutte ruisselant d’un visage. Il ne s’embarrasse pas du lieu, du petit détail d’une chambre, d’un salon, d’une cuisine, de réussir des plans ambitieux mais sans saveur. Lui a justement l’ambition de rendre naturel la contemplation de l’être. Lui montre les corps dans leur attente, dans leur rigidité. Il fait du corps l’étrange sémantique de l’expression. Il y a de l’hypnotisant dans ce film ; deux heures qui passe comme une seconde alors même que l’ensemble traîne, se tait, trébuche mais reste debout. Le chemin n’est pas évident mais l’absence de père, d’exemple est omniprésente. Le fantôme plane avec tant de finesse que c’est là que le spectateur est actif, dessine du sens, devient maître du film pour lui ajouter l’âme qu’on lui laisse deviner. Il n’est pas contraint au plaqué, au prémâché – comme souvent. On a troqué la dentelle cousue de fil blanc à la soie véritable.
S’il aurait été agréable de se passer de ce chapitrage du film - une mode, une facilité et d’un ennui - qui n’a aucune espèce d’utilité sinon de souligner ce qui transperce déjà à l’image, l’œuvre réussit la délicate pirouette de s’encrer dans une communauté particulière et d’en tirer de l’universel, sans pencher ni vers le cliché, ni vers l’attendu. Moonlight est le rayon de lune – si, vraiment – du cinéma de ce début d’année. On ne l’attendait pas briller de milliers de feux comme La La Land, paillettes, marketing et Gosling en costume trois pièces pour le petit-déjeuner. Ce bijou de cinéma ne vient se faire l’hommage, l’héritier, le symbole de rien : le contingent est seul maître de cette dramaturgie humaniste. Jenkins parle du vrai, du complexe avec une rigueur et pourtant tant de souplesse, pour souffler sur les codes si fort qu’on les oublie dès les premières minutes du film. Focalisation sur l’amour d’une mère, d’un homme, d’un être vivant. Sur l’amour. Le dernier plan du film aura vite fait de sceller nos esprits comme le destin en demi-teinte de Chiron : un avenir plein de cette lumière qui dissimule, trompe nos couleurs et nos identités, mais qui nous laissera choisir qui nous voulons être.
Un film à l’écriture avare et pourtant somptueuse, qui se fait hymne malgré lui de liberté individuelle et de rédemption des êtres de néant que nous sommes. Sartre - ou au moins Camus - approuverait ce film comme un exposé sensitif, humain et fidèle de l’existentialisme à l’aube d’une société toujours plus soumise à l’idéologie, quel qu’elle soit. Qui aurait cru que le SWAG d’un dentier en or massif irait à L’Etranger ?