Thérapie vers l'acceptation d'une dure réalité.



  • Non, Madeleine. Cette fois, je brûle. Je crois avoir trouvé. J'en suis sûr. Madeleine, tu m'écoutes ?

  • Dépêche-toi, j'ai un bain qui coule.

  • Celle qui a un regard triste, tout en haut, à gauche. Marie avait ce regard-là. C'était une enfant très gaie mais avec souvent l'air triste. Le contraire de moi.

  • À tout point de vue.

  • Alors, gagné ?

  • Perdu.



Critique de la version cinéma qui possède 20 minutes de plus que sa version télé et DVD.


Mortelle Randonnée est une expérience à part dans le cinéma français, apportant une authenticité particulièrement chimérique et fantasmagorique dans sa texture et son fond. Un polar poétique noir dans un récit remarquable sur le deuil, prenant une structure réellement inattendue. Une oeuvre non dénuée de défauts qu'il faut néanmoins saluer pour sa proposition si particulière. Pour mon premier visionnage j'en suis sorti questionné et songeur. C'est lors de mon second visionnage que j'en ai perçu toute l'amplitude et sa beauté.


Le cinéaste Claude Miller retrouve le scénariste et réalisateur Michel Audiard qui signe les superbes dialogues, accompagné de son fils Jacques Audiard et du comédien Michel Serrault pour l'adaptation du roman noir de Marc Behm. Une réunion poignante et intense, malheureusement en corrélation avec le récit, vu que Michel Audiard ainsi que Michel Serrault ont tous deux, peu de temps avant la production du film, enterré une fille. Une oeuvre intensément personnelle.


L'Oeil, détective privé (Michel Serrault) enquête sur la petite amie (Isabelle Adjani) d'un jeune bourgeois. La jeune femme s'avère être une mystérieuse tueuse en série plutôt prolifique. Jamais remis de la mort de sa fille Marie, le détective va alors nouer une complicité discrète avec la meurtrière, elle-même en quête d'un père disparu, allant jusqu'à la confondre avec sa propre engeance. Cette étrange liaison inapparente conduit le détective à devenir l'ange invisible de la belle. S'installe alors un jeu de fascination émotionnellement macabre.


Michel Serrault livre une interprétation incroyable dans un rôle auquel on s'identifie sans mal, se présentant comme un spectateur des atrocités de la jeune femme. Assurant lui-même une continuité narrative par une voix off le coupant toujours plus du réel, jusqu'à la rupture où de simple spectateur, il devient lui-même un acteur. Le récit prend alors toute sa mesure, se nourrissant d'elle jusqu'à l'appeler Marie, devenant ainsi l'objet de sa souffrance, mais aussi de son salut. Une thérapie vers l'acceptation d'une dure réalité. Une plongée dans un esprit endeuillé. Les dérives d'un homme déchiré suivant une femme torturée.


Isabelle Adjani est magnifique, d'un charisme troublant. Lucie Brentano : l'étudiante, Ève Granger : mannequin international, Dorothée Ortiz : l'ingénue, Ariane Chevalier : prostituée de luxe, Charlotte Vincent : l'amoureuse, la Veuve Noire : l'inébranlable, Catherine Leiris : la jeune fille fragile fantasmée par Serrault... Tant d'identités différentes pour autant de meurtres, construisant un personnage remarquablement complexe et passionnant autour d'Adjani. Une vision romanesque de la femme fatale comme on en voit peu.


De l'aveu du réalisateur Claude Miller, Mortelle Randonnée est le tournage le plus éprouvant de sa carrière. Un budget tombé rapidement à zéro dû à une constance de retard causé par de nombreuses contrariétés de toutes sortes, obligeant l'équipe à changer à chaque fois de ville de tournage sans avoir pu filmer la totalité des plans prévus, laissant un planning de travail toujours plus serré. Heureusement à l'image rien n'y paraîtra. Malheureusement, le public ne suivra pas à sa sortie cinéma. Cela ne l'empêchera pas de devenir culte avec le temps.


L'esthétisme est magnifique et la superbe photographie de Pierre Lhomme n'y est pas étrangère. Le souci du détail est constant, chaque lieu visité offre un visuel brillant et inspiré. Tel un fond de toile statique grandiloquente et bourgeoise dans lequel Serrault se meut, comme si tout n'était qu'illusion. Un cadre raffiné masquant quelque chose de nauséabond.


Claude Miller présente des cadres somptueux et successifs, de Bruxelles et ses environs, à Baden-Baden, sur la Riviera, Biarritz, la région parisienne, enfin Rome dans un splendide cimetière, où il sera tourné un superbe épilogue, dans lequel Serrault narre sa mort pressentie devant la tombe de sa fille. Sonnant comme une délivrance lui permettant ainsi de rejoindre toutes ses filles dans la fameuse photographie.


Le récit souffre un peu de lenteur à cause de deux personnages que je trouve peu convaincants avec Stéphane Audran et Guy Marchand. Ce n'est pas les comédiens que je blâme, ils sont plutôt bon, quoiqu'un peu caricaturaux. C'est l'écriture de ceux-ci que je trouve très approximative et pas très claire avec leurs objectifs. Ils seront tout de même à l'origine d'une petite séquence de fusillade bien sanglante.


CONCLUSION :


Mortelle Randonnée est un film rare profondément sous-estimé. Un véritable voyage au tréfonds de l'esprit. Une élaboration peu commune qui en laissera plus d'un dubitatif et en convaincra d'autres. Les moyens sont mis en place pour garantir un long-métrage intéressant avec un réalisateur et un scénariste de talent, des comédiens investis, jusqu'à la participation de Carla Bley avec son excellente bande originale.


Un titre ambitieux pour un spectacle étonnant, à voir plusieurs fois pour en saisir toutes les subtilités.



Marie est née en 53, après la mort de Staline. J'avais épousé Madeleine en 52, l'année de la bombe à hydrogène. Atoll H. Six lettres : bikini. Elles sont parties en 54, l'année de la guerre Froide. J'ai reçu la photo en 61, l'année de rien, l'année de la photo. Longtemps, j'ai préféré la petite fille à la barrette. '' Tu as perdu '', a dit Madeleine. J'ai couvert de baisers durant des mois la petite effrontée qui sourit au photographe. '' Tu as perdu '' a dit Madeleine. Aujourd'hui, je les aime toutes. Ce sont mes enfants, mes petites Marie. À tel point que j'appréhende de leur faire du chagrin. Car je ferai forcément du chagrin aux autres, le jour où je pousserai la porte, où j'entrerai dans la photo, que Marie viendra vers moi. Sois patiente Marie. Attends-moi.


B_Jérémy
8
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le 23 nov. 2019

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