Quand un réalisateur oublie de fournir la notice de son film.

Par où commencer ? Peut-être par les impressions que laisse le film, puisque c'est ce qui fait couler le plus d'encre : une image hyper soignée, des scènes plus incompréhensibles les unes que les autres, à en se demander s'il y a vraiment du sens derrière tout la complexité de mise en scène qui est déployée. Lynch ne déroute pas son public par la subversion ni par l'engagement, mais plutôt en jouant avec des codes inhabituels, ces derniers étant eux-même noyés dans une magnifique fresque hypnotisante. Le réalisateur semble être finalement le seul à posséder la clé de ses œuvres. Ses films sont vraisemblablement intrigants, ce qui fascine certains (et alors la spéculation sur les interprétations possibles n'a pas de limite) ; d'autres les qualifient d'hermétiques, élitistes et donc ennuyeux. Tout ça est un peu vrai. Mulholland Drive est, à mon humble avis, le seul que je puisse aujourd'hui comprendre de bout en bout (avec "Eraserhead"). Des films comme "Lost Highway" ou "Inland Empire" sont, de manière générale, plus difficiles d'accès. C'est pourquoi je ne généraliserai pas et n'extrapolerai pas cette critique à d'autres films que Mulholland Drive. Je ne tiens pas à livrer une simple impression ou interprétation personnelle, mais la volonté d'en découdre avec un film que je trouve assez intéressant, mais également surestimé.

Le projet est au départ une série que Lynch n'a pas réussi à vendre à ABC (pour de multiples raisons). Canal+ a décidé d'en faire un film, d'où la densité de ce long-métrage. Le titre, Mulholland Drive, le quartier de Los Angeles où se situent quelques grands studios de production, laisse penser que l'on va avoir droit à une critique du cinéma hollywoodien. Pour ce faire, Lynch a carrément décidé d'y aller par quatre chemins (au moins) : les virages en épingle-à-cheveux de Mulholland Drive, une relation lesbienne, une enquête mystérieuse, et une petite boîte bleue. Souhaitons bonne chance aux spectateurs ! Tout cela s'intégrant dans une réalisation fantasmagorique qui ferait presque dévier notre attention de ce difficile parcours plein d'énigmes déjà pas simples à décoder.

Après sa sortie en salles, et observant la perplexité et le découragement du public (en particulier celui de certains critiques de cinéma qui commencent à descendre son film en flammes), Lynch a décidé de fournir a posteriori 10 clés de compréhension. Les voici :
- 1) Au début du film : 2 clés sont données avant le générique.
- 2) Observez quand l'abat-jour rouge apparaît
- 3) Attention au titre du film pour lequel Kescher auditionne les actrices ? Ce titre est-il mentionné à nouveau ?
- 4) Qui donne la clef et pourquoi ?
- 5) Faites attention à l'endroit où se déroule l'accident
- 6) Faites attention à la robe, au cendrier, à la tasse à café
- 7) Tout se joue au club « Silencio »
- 8) Camilla n'a t elle réussi que par son talent ?
- 9) Attention aux détails autour de l'homme derrière Winkies
- 10) Où est tante Ruth ?
Ce qui laisse penser deux choses : primo il semble y avoir une explication au film (c'est un film fermé sans libre interprétation possible), deuxio Lynch a le remords de n'avoir pas su livrer une œuvre claire et limpide. Il serait en effet ridicule voire déshonorant de livrer l'entière explication d'un film qu'on vient de réaliser : cela signifierait alors qu'il n'a pas été assez bon pour faire sens ; et enfin le film perdrait de son mystère et donc de son prestige. Pour outrepasser ce réel échec, les clés de compréhension qu'il livre au public lui confèrent une position de maître : si avec ça vous n'avez pas compris mon chef d'œuvre c'est que vous n'êtes pas assez sensibles\observateurs\cinéphiles\intelligents pour le comprendre !

Me sentant un peu démuni face à ceux qui se vantaient d'avoir tout compris, je me suis mis à écumer tous les forums possibles autour du film pendant des heures (voire des jours) pour recenser tous les éléments de réponses et interprétations différentes afin de les recouper, les confronter, puis de les assembler, sans grand succès à vrai dire, jusqu'à tomber sur cette excellente page qui livre dans ses moindres détails une explication rationnelle du film, en parfaite cohérence avec les clés de Lynch : http://forban.pagesperso-orange.fr/md/. Je n'hésite pas à transmettre ce lien aux gens qui, comme moi, sont ressortis découragés du visionnage du film, mais qui sont restés curieux d'en connaître le sens. Une fois qu'on a connaissance de cette explication, il n'y a dès lors plus grand chose à ajouter.

L'une des plus grandes méprises de la part du public est celle d'y voir un film qu'il faudrait élucider par le biais de l'irrationnel en l'abordant par l'intuition, la psychologie ou encore par une soit-disant méthode transcendantale (chère à Lynch). Certains parlent même d'une "expérience". Mulholland Drive est abstrait en apparence, mais il faut bien le distinguer du surréalisme : la succession des métaphores s'inscrivent dans une histoire intelligible, au déroulé logique et dont la signification est contrôlée de façon rationnelle. L'interprétation libre n'a donc pas sa place ici. Je me suis alors conforté dans l'idée que Lynch nous livre des films entièrement explicables, tout comme "Eraserhead" (que j'ai vu par la suite) et qui est entièrement décodé et expliqué par le réalisateur lui-même dans les bonus du DVD, mais ce n'est vraisemblablement pas le cas pour "Lost Highway" et "Inland Empire", que je placerais dans une toute autre catégorie, car ils faudrait les appréhender par le biais de codes moins rationnels, à savoir "l'impalpable : l'intuition, les sentiments et les sensations" (dixit Lynch lui-même). Seulement une minorité d'observateurs (ce que je déplore) finiront par ré-assembler le puzzle sophistiqué de Mulholland Drive et entreverront la satire anti-Hollywood. La démarche est louable et pas très banale de la part d'un réalisateur californien, il faut le souligner. Mais le poisson n'est-il pas déjà noyé ? Et surtout : une fois qu'on vous explique un tour de magie, ne sentez-vous pas la fascination qui retombe ?

Lynch a délibérément brouillé les pistes par une mise en scène complexe doublée d'un montage déroutant, laissant deviner en filigrane une trame qui va s'avérer totalement déchiffrable par la symbolique des rêves, pivot du récit et clé essentielle pour résoudre l'énigmatique récit dans ses moindres détails. Il serait dommage de se laisser séduire par le style élégant et fignolé du réalisateur qui d'ailleurs renforce le caractère mystérieux du film, et qui sert aussi d'argument à bon nombres de critiques pour défendre une œuvre qu'ils n'ont pas comprise. C'est pourquoi je réprouve tous les commentaires du genre : "On n'a rien compris mais c'était génial parce que c'était très envoûtant" ! C'est devenu vraiment évident avec "Inland Empire" : alors que les spectateurs espéraient retrouver cet univers feutré si particulier et tant vénéré (car ayant fait le succès de "Blue Velvet", "Lost Highway" puis "Mulholland Drive"), Lynch a dépouillé son film de cet emballage raffiné et soigné, et l'absence du beau vernis a laissé le public dubitatif face à l'intérêt principal du film, c'est-à-dire l'intrigue et elle seule, qui est encore plus déconcertante que celle de Mulholland Drive ! Lynch est peut-être incapable de fournir une œuvre simple, limpide, franche, voire même populaire (comme il a tenté de le faire avec "Une histoire vraie"), et il a véritablement gagné son succès en trouvant des subterfuges conceptuels qui font mouche chez certains pseudo-intellos en manque de tortures mentales.

Avec Mulholland Drive, Lynch se cache derrière la complexité d'une mise en scène pour tenter de révéler un message, à savoir une critique de l'industrie cinématographique américaine (en particulier Hollywood). Le ton est presque satirique, moqueur surtout. On aurait pu comprendre l'intérêt et le tour de force de noyer ce propos dans une mise en scène alambiquée si l'objectif était de vendre le projet à Hollywood, mais ce n'est pas le cas : non seulement les producteurs (Canal+ et Alain Sarde) sont étrangers mais en plus c'est hyper tendance de taper sur le système (surtout si c'est un concurrent américain) tout en prenant le contre-pied des formats habituels. Lynch n'avait donc rien à craindre ; d'ailleurs il sera nommé aux Oscars. En gros, ici, Lynch arrive à cracher dans la soupe sans se faire choper. Mais doit-on vraiment féliciter celui qui est encensé par ceux qu'il blâme ? L'effet apparemment subversif ou protestataire du film est bel et bien raté. Si Milos Forman avait eu l'intention d'être récompensé par le régime communiste qu'il fustige dans "Au feu les pompiers" alors il n'aurait pas été censuré ! C'est que Lynch tient à rester crédible auprès du jury des Oscars et espère vivement être invité à la prochaine sauterie hollywoodienne. En faisant le choix de l'élégance et du raffinement (en délaissant volontairement ceux de l'exalation ou du panache), il a inhibé tout le caractère subversif que son film aurait pu avoir.

C'est justement parce que je n'ai pas compris le film tout de suite que je m'interdis de le sur-noter. Comme un comique qui est le seul à rire à ses blagues, Lynch est le seul à comprendre ses films. Par son côté élitiste, il n'est plus capable de simplifier le récit ni la mise en scène pour rendre ses œuvres intelligibles, et donc efficaces. Au final, on assiste tout de même à une réalisation éblouissante et peu habituelle (Personnellement, je trouve très réussies les scènes mettant en valeur la mécanique des rêves, car c'est typiquement ce qui nous arrive pendant le sommeil : notre imaginaire se réapproprie des évènements de la réalité). Mais la débauche de moyens devient tellement aveuglante qu'on distingue à peine la critique sous-jacente de l'industrie cinématographique californienne, qui est censée porter le film. En noyant un sujet intéressant dans un flot hypnotisant de belles images, Lynch est finalement pris au piège du bel emballage "ouverture facile" qu'il a lui-même créé (oui, je dis bien "ouverture facile" parce qu'au final c'est toujours un casse-tête à ouvrir ce genre de conneries...).
DZ015
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le 6 déc. 2011

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