J’aimerais évoquer l’un de mes plus gros chocs de cinéma. D’autant que je viens de revoir cette merveille absolue dans la belle édition BR Potemkine, qui lui a bien préservé le grain et son aspect apocalyptique. C’est un grand film de malade, avec des raccords images/sons dantesques, des apparitions hallucinantes, une Venise de cauchemar. J’ai l’impression de voir un mix de Resnais et Argento, Hitchcock et Polanski.


 Dire d’abord que ça m’a absolument traumatisé. Voilà bien longtemps que je n’avais pas été aussi mis à mal par un film de genre, puisque c’en est un même s’il est bien plus que cela encore. Les dix dernières minutes sont si éprouvantes que j’en ai des frissons rien qu’en me les remémorant. D’autre part je trouve que c’est un immense film de mise en scène, une merveille de construction sonore. Un film devant lequel on ne sait plus trop où l’on se trouve et qui laisse au sortir une impression similaire, de flou et de malaise.
Don’t look now offre énormément. Tout en frustration et sidération mêlées. Les enchainements sont parfois très violents à l’image de ce cri de la mère (qui clôt la séquence d’ouverture) qui vient se confondre avec celui d’une perceuse, qui fait partie de la restauration de l’église dans laquelle travaille Donald Sutherland à Venise, quelques mois plus tard. Le mur percé est « pourri » ce sont les mots, en italien, du personnage et la mousse sur la pierre évoque clairement les marécages dans lesquels s’enfonçait la petite fille dans la scène précédente. Et tout le film va jouer de ces correspondances, à la fois féroces et sublimes.
Le plus dingue quand on connait le cinéma d’Argento et tout le giallo en général est de voir combien Don’t look now non seulement s’en rapproche mais pourrait en être une sorte de quintessence, dans ses jusqu’au-boutismes formels, ses distorsions temporelles, ses envolées plastiques et son éclatement global. Idée qui se recoupe avec le récit puisque le couple, qui pourrait se reconstruire après la mort de leur petite fille, s’éloigne, imperceptiblement et la séquence d’amour, où le montage intercale les ébats et le rhabillage raconte énormément du film sur le fatalisme qui gangrène à la fois la ville et le couple, la chronique dramatique qui se meut en film d’horreur pur.
Il faut aussi parler de Venise car c’est elle que Roeg a en premier lieu remarquablement filmée. Enfin, on ne l’a jamais vu comme ça au cinéma. De l’aridité qu’en avait tirée Visconti, Roeg choisit une version automnale, où les places et les plages sont remplacées par des ruelles désertes et quais en train de pourrir. C’est un automne à son crépuscule comme s’il ne pouvait y avoir d’hiver derrière. Un film tout en ruine – L’hôtel qui ferme (exemple parmi d’autres) évoque ce que sera celui de Shining, de Kubrick.
Et puis il y a l’eau. Symbole mortifère du film puisqu’il s’ouvre sur la noyade et revient hanter les personnages ensuite. En cela, Venise est le choix idéal pour le représenter. Vers le milieu, on va sortir un cadavre des eaux, qui rappelle un peu l’ouverture de Frenzy, d’Hitchcock. Et c’est dans les eaux que tous les reliefs apparaissent, perturbant le réel en le retournant (les reliefs inversés) ou en le diffractant. Et l’eau est accompagnée d’une autre dominante c’est la couleur rouge, présente du début à la fin, qui apparait partout même dans le plus anodin des plans, comme un linge sur un fil. Qui prend racine dans cette diapositive d’un vitrail et trouve toute sa puissance horrifique dans l’apparition du nain monstrueux qui semble d’abord être une réincarnation de la petite fille. La violence du film se joue évidemment dans ce retournement absolu des codes, l’innocence devient le danger, la vie devient la mort.
Ce qui est très beau c’est d’avoir malgré tout fait croire à l’histoire d’amour, quand bien même l’équilibre y est perturbé par le deuil mais aussi par leur manière contraire de se reconstruire ; Cette façon qu’ont les deux personnages d’évoluer dans un monde complètement différent. Julie Christie dans une croyance parallèle où elle pourrait réparer ce qui est cassé (la voyante aveugle, le spiritisme) et Donald Sutherland dans le passé, restaurant une église qui ne sert à rien puisque Venise se meurt (les nombreux plans sur une affiche qui prédit l’apocalypse imminente).
Je ne connais pas le cinéma de Nicolas Roeg. Et dans le même temps j’ai l’impression d’en connaître beaucoup, au regard d’un film aussi fou que Don’t look now. J’ai Walkabout sous la main, dont je repousse le visionnage pour le savourer davantage et trouver l’instant de découverte le plus propice possible. J’aimerai beaucoup voir L’homme qui venait d’ailleurs, celui que Roeg a tourné avec David Bowie. Don’t look now est quoiqu’il en soit un grand film mélancolique. Qui n’est jamais dans le présent. Une déflagration permanente entre le deuil d’un père et d’une mère et la confrontation d’un homme avec sa propre mort. Le plan twist à la fin on croirait voir les prémisses du final de Twin Peaks.
Pour finir, j’aimerais citer les mots d’un autre grand cinéaste, qui parle du film de Nicolas Roeg comme j’aurais aimé en parler. J’ai l’impression d’avoir reçu une claque similaire :
« J’ai d’abord pensé que cette émotion forte dont vous parlez ne m’était jamais arrivée précisément. Et puis je me suis souvenu de Don’t look now de Nicolas Roeg (1973). Et de la mort du personnage interprété par Donald Sutherland. Ce film a eu un grand impact sur moi. Je l’ai vu à l’époque et il m’avait totalement effrayé. Tout le film est sur la mort. Le film commence par la mort d’un enfant et se termine par la mort du père. La mort du père est causée par un nain monstrueux habillé de rouge qui est comme la caricature de l’enfant mort du début : une créature glaçante qui ressemble à un enfant mais qui n’est pas un enfant. Ce meurtre m’a épouvanté mais ce que j’ai trouvé le plus extraordinaire, c’est l’anticipation de la mort. Le personnage mourant revit des moments de sa vie. C’est ce qui correspond au coup de hache de Kafka dont vous parlez. Je ne peux même pas définir précisément l’émotion que j’ai ressentie, mais je sais que ce qui m’a profondément touché, c’est cela : la visualisation de l’anticipation de la mort. » David Cronenberg, Cahier du Cinéma n°700.
JanosValuska
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le 29 août 2016

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