"Il y a des hommes qui veulent juste observer le monde en train de brûler"

Quelques années seulement après l’hypnotique L’Apollonide – souvenir de la maison close, Bertrand Bonello revient pour littéralement embraser l’écran dans un film qui fera certainement date tant son atmosphère étouffante et sa mise en scène puissante sont créatrices d’émotions brutes. Loin d’intellectualiser, de chercher à tout expliquer, Bonello se contente de dire « stop », de regarder le monde en train de brûler et de suggérer qu’il est temps de mettre fin à ce XXIe siècle débutant et pourtant déjà aussi fou que sanglant. Le réalisateur a beau être un brin moralisateur en interview, son film est loin de l’être, se contentant de dresser un constat, de filmer des corps en tension, des cœurs tous prêts à exploser, tantôt enfantins, tantôt déterminés, souvent rattrapés par la société qu’ils tentent pourtant de déstabiliser, voire de détruire.


Bertrand Bonello a habitué ses spectateurs à la stylisation extrême que ce soit quand il conte, à sa manière noire et radicale, la vie de Saint Laurent ou celle d’une poignée de prostituées dans L’Apollonide – souvenirs de la maison close. Ici, le parti pris est encore plus radical. Nocturama démarre ainsi par des plans qui se répètent montrant des jeunes monter et descendre du métro, accomplissant une sorte de rituel, en tout cas un trajet aux quatre coins de Paris dans des lieux aussi symboliques que La Défense ou le ministère de l’intérieur. Ce ballet dure près d’une heure avant que nous soyons informés, par flash-backs, du lien qui unit ce petit groupuscule à priori très organisé, mais qui s’avérera très vite d’une insouciance presque déstabilisante. Ces tours dans Paris sont filmés dans une ambiance quasi muette qui nous laisse d’abord un peu de côté avant de nous hypnotiser. C’est pour mieux préparer le cœur du film, les explosions centrales qui viennent relancer une attente qui devient presque étouffement pour le spectateur.


Tout l’art de Bonello est de ne pas porter de jugement. Le film, imaginé par le réalisateur au moment de l’écriture de L’Apollonide, fait le lien avec le monde moderne – qui répondait à celui éteint du 19e – dessiné par la jeune prostituée désormais des trottoirs et non plus des maisons closes, en s’inscrivant dans une simultanéité totale avec notre époque sans pour autant être omniprésente. Ce sont quelques noms, quelques références qui nous encrent en 2016, sans pour autant que le film ne paraisse absolument daté dans dix ans (si la prophétie de Bonello ne se réalise pas d’ici là). Encore une fois, Bonello s’attelle à filmer la fin d’un monde ou le besoin, le désir de cette fin. Une fin que pourtant les personnages ont du mal à accepter totalement, même quand ils en sont eux-mêmes les concepteurs. Ainsi, une fois retranchés dans un grand magasin, autre symbole à détruire, les jeunes terroristes de Nocturama se laissent volontiers happés par le luxe, jusqu’à s’y vautrer, oublier que dehors ils sont traqués.


De la guerre


Cette deuxième partie dans la nuit fait écho à l’oeuvre de Bonello. Pour le huis clos d’abord que ses précédents films ont exploité, le décor étouffant souvent les personnage. On se souviendra de cette scène de Saint Laurent où le couturier était entouré, dans une sorte de boudoir, d’une tapisserie rouge et imposante et d’un portrait de lui qui semblait le juger là où le réalisateur n’osait s’aventurer. Mais c’est aussi du côté du plus méconnu De la guerre qu’il faut chercher pour comprendre le rituel, l’enfoncement dans une croyance en un monde meilleur. Tel Mathieu Amalric dansant derrière un masque dans la forêt, les jeunes acteurs de Nocturama s’abandonnent quelques instants sur une musique choisie par celui qui se présente comme le « chef » du clan. Si tant est qu’un leader existe. Chacun des personnages a en tout cas l’espace pour être représenté, sans que ses motivations ne soient clairement données, sans que ne pointe un discours socialisant, débilisant ou même religieux. Tout n’est qu’esquisse. Deuxième similitude, cette nuit qui domine et cette impossibilité de dormir. Alors que Céline Sallette voulait « dormir mille ans » dans la première scène de L’Apollonide ou qu’YSL avouait avoir besoin de sommeil dans la toute première scène du film que lui a consacré Bonello, les jeunes de Nocturama ne peuvent pas dormir tranquilles. Ils attendent, et nous avec, la fin de la nuit pour s’enfuir, disparaître et regarder le monde s’embraser. Leur aplomb surprend parfois -« On aurait dû faire sauter facebook » – surtout lorsqu’il contraste avec leur insouciance. Ils n’hésitent ainsi pas à augmenter le volume de la musique à fond, au risque de s’y perdre.


« Si nous ne brûlons pas, comment éclairer la nuit ? »


Pour faire durer cette nuit, comme il a étiré la journée en la rendant presque documentaire, Bonello n’hésite pas à faire revenir certaines scènes, comme des cauchemars qui se répètent. Ces répétitions sont amenées avec une grande habileté. Si bien que le spectateur est tout entier pris dans l’action, comme habité par ce constat, dressé par Adèle Haenel qui fait ici une « apparition amicale », qu’il fallait bien que ça finisse par arriver. Tout explose et nous avec. Dans cette fable on a plaisir à retrouver Finnegan Oldfield et son jeu discret, mais aussi Vincent Rottiers ainsi qu’une palette d’acteurs tout nouveaux et bien dans leurs rôles.
On ressort de ce film lessivés, ébahis et comme stupéfaits de ne pas être vraiment surpris de cette embrasement, de ces désillusions. Pour que quelque chose se passe, il ne faut plus seulement « tuer le père », mais faire avorter un monde qui va toujours plus vite et nous écrase, nous étouffe, mettant notre jeunesse en cage et laissant peu de place pour les rêves. Un constat puissant car brut, livré dans une mise en scène habile et une absence de jugement et de psychologies bienvenue. Décidément, Paris n’est plus vraiment une fête.

eloch

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