Tarabiscoté et glaçant

Difficile de faire la part des choses et de savoir qui est responsable de quoi (le film Nocturnal Animals est l'adaptation, par le styliste et réalisateur Tom Ford, d'un roman, paru en 1993, d'Austin Wright, originellement titré : Tony and Susan). Ce qui est sûr, c'est que le film existe et ne s'oublie pas facilement. Les personnages existent, notamment ceux de Susan, Edward et Tony, son double romanesque avec qui il se confond d'autant plus qu'ils sont personnifiés par le même acteur (Jake Gyllenhaal). Le film nous les montre l'une (Susan) psychologiquement prisonnière de son milieu social et malheureuse, l'autre (Edward/Tony) sans défense et dévasté, puis revanchard. Ce qu'ils vivent ou subissent nous touche, nous terrifie.
Austin Wright était un professeur émérite d'université éminent, enseignant les lettre modernes et le "creative writing" à Cincinnati (Ohio), romancier, critique littéraire, mort en 2003 à 80 ans ; Tony and Susan est son roman le plus célèbre.
Tom Ford est un styliste de mode qui travailla comme tel chez Gucci et Yves Saint Laurent, avant de créer sa propre maison de mode (vêtements, parfums, etc.). C'est aussi le talentueux réalisateur, en 2009, de A Single Man avec Colin Firth, Nicholas Hoult et Julianne Moore. Nocturnal Animals est donc son deuxième long métrage ; il a obtenu, en septembre dernier, le Grand Prix du Jury à Venise.
Moyennant quoi, les critiques ciné de l'Express, Libé, du Figaro et Parisien le notent "une étoile", tandis que ceux de l'Obs, La Croix, du Monde, des Cahiers et de l'Huma lui en accordent deux. Bref, le film est descendu par la critique professionnelle française.
Or ce film n'est pas parfait, c'est entendu : sa narration emberlificotée et de type puzzle (avec une mise en abyme du contenu du roman écrit par Edward et lu par Susan en plusieurs coups, ce qui amène des allers-retours répétés entre la réalité vécue par Susan et celle vécue par Tony, le double romanesque d'Edward ) peut dérouter, agacer. Le film contient peut-être aussi des clichés ou, dans ses parties violentes, évoque beaucoup certains films célèbres comme le Funny Games de Haneke, voire même, pour certaines plages musicales, Basic Instinct de Verhoeven.
Mais ça n'est pas parce qu'un film n'est pas parfait, qu'il est mauvais. Nocturnal Animals n'est pas un mauvais film. Tout son côté thriller est excellent. Le choc des personnalités qu'il décrit est remarquablement rendu : les scènes de violence se contemplent comme si on les vivait en direct, on vibre avec les personnes agressées... Et le dénouement, certes, est assez elliptique, donc peut-être pas immédiatement compréhensible pour le spectateur moyen, mais s'il avait été plus mâché, on l'aurait probablement jugé redondant, lourdingue. Je suis, pour ma part, sorti de la salle hébété et il m'a bien fallu 5 minutes pour reprendre mes esprits.
Pour ce qui est de l'interprétation, elle est magistrale : Jake Gyllenhaal (Edward/Tony), Amy Adams (Susan) sont très bons, Michael Shannon (l'inspecteur Andes) fait une composition surprenante, Aaron Taylor-Johnson est, dans son rôle de malfrat criminel, parfaitement abject (ce qui vient de lui valoir le Golden Globe 2017 du "meilleur acteur dans un second rôle" et devrait lui récolter beaucoup d'autres rôles de "mauvais garçon"), et même son séide dans l'histoire Karl Glusman (précédemment remarqué dans le film érotique de Gaspar Noé Love) tire son épingle du jeu.
Un mot enfin sur le générique du début effectivement provocateur et misogyne, c'est sûrement d'un goût douteux mais au moins ça nous incite à ne pas trop bouffer de féculents et autres sucreries.
Mais je m'égare...
D'une trame si tarabiscotée qu'on peine à s'y retrouver, Nocturnal Animals est néanmoins une oeuvre passionnante et profonde, une réflexion sur la violence, sur la relation entre les personnes, les liens d'amour et d'amitié, les rapports de domination entre les gens, un questionnement sur ce qu'est une forte ou "faible" personnalité et sur le rôle joué par l'argent dans tout ça (par ex., l'écrivain-débutant Edward est ainsi décrit par la mère de Susan quand elle déconseille à celle-ci de l'épouser : "il est pauvre", "il est faible", "il n'est pas motivé", "il ne veut pas réussir à tout prix", "c'est un romantique") et même sur le façonnement des filles par leur mère ("une fille devient toujours la copie de sa mère").
Le film ( ou c'est le roman dont il est tiré ?) dénonce, en tout cas met en scène, la partition entre le monde des riches et celui des pauvres, tel qu'il existe aux USA, les clashes toujours possibles entre ces deux univers, le déchaînement alors d'une violence... animale et, en retour, la loi du talion. Je vous le recommande.