Lors de la conférence de presse précédant la projection de Notre Petite sœur en compétition au Festival de Cannes au mois de Mai dernier, la première question qui a été posée au réalisateur Hirokazu Kore-Eda est de savoir si le film est un hommage à Ozu, tant pour ce journaliste, absolument tous les plans semblaient habités par le grand Maître. Question qui a dû lui être adressée dans tous les festivals et pour tous les films, sans qu’à aucun moment le cinéaste ne montre un quelconque signe d’agacement. Il revendique au contraire ce rapprochement, et déclare sans fausse pudeur sa très grande admiration pour son aîné, au point de visionner à nouveau certains films d’Ozu lors de la préparation de son film.


Coutumier des films de fratrie (dont le très bouleversant Nobody knows qui l’a révélé au public occidental), racontant merveilleusement des bribes de vie le plus souvent enfantines, où les adultes ont abdiqué, fait défaut, et où souvent les aînés remplissent le rôle de protecteur, Kore-Eda produit un cinéma où les drames et les deuils font partie de la vie qui continue ; il se retrouve ainsi dans la droite ligne d’Ozu pour qui tout est « ordinaire et banal ».


De fait, et plus encore sans doute que dans ses précédents films, l’ombre d’Ozu plane sur cette adaptation très réussie et très poétique du manga Umimachi Diary de l’auteure Akimi Yoshida, une célèbre série japonaise en 6 tomes qui chroniquent la vie de cette fratrie composée de trois sœurs et de leur demi-sœur Suzu, plus jeune. Car Kore-Eda y raconte l’humain, le quotidien et le « temps qui passe » comme il aime à le souligner.


Vivant ensemble à Kamakura dans la belle et grande maison traditionnelle de leur grand-mère récemment décédée, et suite au divorce de leurs parents, les sœurs Kouda, à savoir Sachi (Ayase Haruka), Yoshino (Nagasawa Masami) et Chika (Kaho) écoulent une vie paisible au rythme des saisons. Sans tomber dans les stéréotypes, elles incarnent trois femmes bien différentes, des femmes forgées par leur histoire et leur position dans la fratrie : une légère austérité et le sens des responsabilités, voire de l’abnégation pour Sachi l’aînée, l’insouciance pour Yoshino la cadette, l’originalité pour Chika la benjamine qui doit se faire remarquer pour exister dans un pays où le droit d’aînesse n’a été aboli qu’en 1948…


Le cinéaste prend infiniment de précaution pour filmer ses personnages. Et c’est une véritable ode à la beauté des femmes qu’il livre, une ode à leur sensibilité, à leur subtilité. L’arrivée de Suzu, leur jeune demi-sœur qu’elles ont recueillie à la suite du décès de leur père rajoute encore de la matière dans cette chronique. La mère de Suzu ayant été la maîtresse du père de famille, celle par qui le scandale est arrivé, cette arrivée de leur demi-sœur provoque chez les « grandes sœurs » des remous presque imperceptibles, tant Hirokazu Kore-Eda les filme avec délicatesse : Suzu est le temoin d’une vie où a vécu un père peu connu, mal connu ; elle est la fille de « l’autre », mais elle est aussi une fille qui, comme elles, a vécu l’absence de la figure maternelle (Suzu a habité chez sa belle-mère et son père après le décès de sa propre mère)… « Leur » petite Sœur cristallise beaucoup d’émotions, d’autant plus que la vie privée des unes et des autres sonne en résonnance avec les faits du passé…


Notre petite Sœur est un film issu du plus pur académisme japonais, caractérisé par un paroxysme de raffinement. Tout est beau dans le métrage : les personnages, les actrices, les sentiments, les paysages, les saisons… tout est beau et enchanteur sans être mièvre, et de plus, oui, tout est éminemment japonais : les cerisiers en fleurs, ici comme symbole de l’éclosion de la jeune Suzu à une nouvelle vie et aussi à une féminité naissante, mais symbole également de la mort, de l’éphémère, source d’une mélancolie qu’on devine sous les yeux clos de la jeune orpheline lors d’une balade sous un ciel fait de ces branchages roses. Japonais aussi, le refus de faire de la dramatisation le moteur de son cinéma. Tout comme Ozu, justement, Kore-Eda ne cherche pas à faire illusion, mais veut représenter la vie, et rien que la vie sans « marquer de hauts et de bas dramatiques (1)».


Malgré toute cette filiation qui pourrait être encombrante et lourde à porter, le film suit son propre chemin, là encore au rythme des traditions bien japonaises : la dégustation des rituelles nouilles Soba au déménagement de Suzu, le kimono d’été (Yukata) pour assister aux feux d’artifice qui jalonnent l’été, la fabrication de la liqueur de prunes immuable depuis des générations. Le cinéaste réussit à délinéariser un récit exempt de grands rebondissements. Même si c’est avec des évènements mineurs, chaque séquence débouche sur un petit fait nouveau, sur une tranche de vie nouvelle, le tout dans une fluidité exemplaire et le spectateur ne peut que se laisser emporter par la grande douceur de son film, et la sentimentalité qui s’en dégage.


Porté par un quatuor d’excellentes actrices, sachant captiver avec un jeu subtil et tout en nuances, complices et respectueuses les unes des autres, Notre petite Sœur est un très beau film sans aucun tumulte qui pourtant retournera le spectateur encore plus profondément qu’il ne le pense.


1 : Déclaration de Yasujiró Ozu à Remond, dans « Voyage à Tokyo », Télérama, n°1464, février 78, p :70


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Bea_Dls
9
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le 3 nov. 2015

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Bea Dls

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