Avec ce film, Ettore Scola a parfaitement réussi son pari qui était de nous montrer comment des esprits libres, au lendemain de la guerre, finirent par se faire dépasser par leur époque, vivant trop souvent dans un passé dont la violence les avait profondément marqués et se refusant à épouser les transformations accélérées de leur temps. Le premier thème est donc celui de l'échec d'une génération qui, n'ayant pas su changer le monde, se laissera changer par lui. L'idéalisme qui anime les trois comparses, âgés d'une vingtaine d'années, finira par s'enliser dans le conformisme politique et l'égoïsme individuel. La volonté de rénovation démocrate, telle qu'ils l'envisageaient, n'aura pas lieu et l'enthousiasme qui les animait s'éteindra comme feu de paille dans la routine quotidienne. L'intérêt et l'originalité de ce film est de faire du spectateur le témoin d'une société gagnée peu à peu par le matérialisme. Elle est perçue et vécue par trois amis de milieux très différents qui, chacun à sa manière, et selon sa personnalité, nous révèle les étapes de cet échec généralisé. Nicolo ( Stéfano Satta Flores ), l'intellectuel, confiné dans son égocentrisme ne sera jamais le grand critique capable de faire évoluer le milieu cinématographique ; Gianni ( Vittorio Gassman ), victime de son propre arrivisme finira par pantoufler et par perdre de vue les objectifs qu'il s'était fixés ; il épousera la fille d'un entrepreneur spécialisé dans la spéculation immobilière. Le dernier Antonio ( Nino Manfredi ) stagnera dans son modeste emploi mais, bien que ballotté par la vie, trahi et abandonné par ses camarades, trompé par celle qu'il aime, ce monsieur pas de chance gardera sa verticalité et restera fidèle à ses espérances et à ses engagements.

Le second thème est celui de l'amitié, celle forgée, lors de la seconde guerre mondiale, par Gianni, Nicolo et Antonio qui luttèrent au sein d'un même groupe de partisans. A la libération, leurs chemins vont se séparer : Antonio devient brancardier dans un hôpital de Rome et y rencontre Luciana ( Stéfania Sandrelli ) qui rêve de devenir actrice. Les jeunes gens entament une aventure amoureuse qui est brutalement interrompue lorsque Antonio retrouve Gianni et lui présente sa fiancée, que celui-ci s'empressera de séduire.

Puis Gianni fait la connaissance de Catenacci, un promoteur immobilier sans scrupules, dont il épouse la fille de façon à entrer dans la famille et à s'assurer une confortable situation, abandonnant Luciana à son sort. De son côté, Nicolo, devenu professeur, milite en faveur d'un cinéma engagé capable - pense-t-il - de changer la société. Un jour qu'il déjeune à Rome en compagnie d'Antonio, tous deux rencontrent Luciana qui leur apprend qu'elle a été abandonnée par Gianni, si bien que Nicolo profite de l'occasion pour nouer une idylle avec elle au grand désespoir d'Antonio. Puis Nicolo participe à un jeu télévisé sur le cinéma et remporte toutes les épreuves, sauf la dernière, en raison d'un désaccord concernant Le voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, jeu que ses amis suivent avec un enthousiasme exubérant. En passant un jour devant la fontaine Trévi, Antonio revoit Luciana, qui a été engagée par Fellini pour jouer dans" La dolce vita", mais Antonio a le tort de s'en prendre à son imprésario, ce qui provoque la colère de la jeune femme. Ce n'est que bien plus tard, et alors qu'elle est mère d'un petit garçon, qu'il la reverra dans un jardin public et lui demandera de l'épouser.

De son côté Gianni, bien que devenu riche, n'en traverse pas moins des moments difficiles : se femme le trompe et ses relations avec son beau-père s'enveniment un peu plus chaque jour. C'est alors qu'il revoit par hasard Nicolo et Antonio et que les trois compères organisent un dîner afin de fêter leurs retrouvailles. Après une soirée agitée, Gianni confie à Luciana qu'il n'a jamais cessé de penser à elle, puis, se rendant compte que sa vie n'a été qu'une suite d'erreurs et de méprises, il s'en va sans rien dire, laissant croire à ses compagnons qu'il n'est qu'un employé subalterne. Mais ceux-ci découvriront finalement la luxueuse villa qu'il occupe et l'étendue de ses mensonges et comprendront que l'amitié est peut-être aussi vaine que sont utopiques les idéaux.
Le troisième thème n'est autre qu'un hommage appuyé au cinéma italien et à ceux qui l'ont marqué d'une empreinte indélébile, les Fellini, Antonioni. Mais en premier lieu, pour Ettore Scola, son maître Vittorio de Sica auquel il dédia Nous nous sommes tant aimés et qui, juste avant de mourir, eut l'occasion d'assister à une projection privée. Le cinéaste y fait d'ailleurs une brève apparition, grâce à un document enregistré peu avant, que Scola ré- introduit dans le film, et où l'on voit De Sica expliquer à des enfants comment il est parvenu à faire pleurer le petit garçon du Voleur de bicyclette. Au départ, explique Scola, le film devait tourner autour du personnage de De Sica qu'il était sensé interpréter lui-même, mais, finalement, j'y ai renoncé, préférant élargir mon propos en introduisant d'autres personnages emblématiques, ce qui contribue à la richesse du film, l'un des plus réussis du metteur en scène. Prenant ainsi le cinéma pour témoin et révélateur, il donne à voir une société qui accepte de se mettre à nu pour les besoins du spectacle, comme si, celui-ci, était, en définitive, plus fort que la réalité.

Admirablement interprété par des acteurs de premier plan, d'un naturel éblouissant, au point que l'on pourrait croire qu'ils ont été filmés par une caméra invisible, tour à tour pitoyables, truculents, émouvants, facétieux, tendres, ils donnent au long métrage sa spontanéité, son rythme, sa respiration, sa fantaisie, sa saveur. Malgré son évident pessimisme, ce dernier n'en comporte pas moins des moments burlesques, nous restituant l'Italie des années 70 avec authenticité. Dans le genre : une incontestable réussite.
abarguillet
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le 31 juil. 2012

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abarguillet

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