L'État n'a aucune justification morale ni scientifique, mais constitue le pur produit de l'émergence de la violence dans les sociétés humaines.



Que voilà une oeuvre étonnante, inaccoutumée et finement perplexe, dressant le tableau sans concessions d’une réalité sociale très dure, dont le film conserve encore aujourd’hui toute sa force. L'histoire dresse le portrait d’une partie abandonnée de la population Japonaise sans aucun jugement moral, laissant le misérabilisme s'exprimer avant tout à l'image, pour peu de dialogues. Un récit fort prenant, admirable de simplicité, psychologiquement complexe, sans excès de dramatisation, profondément désenchanté et pessimiste. La scène finale est sans aucun doute l'une des fins les plus surprenantes, dotée d'une réponse éthique évidente que j'ai pu voir. Onibaba les tueuses est une fable, un poème qui raconte une histoire et qui donne une leçon, une morale.


Avec Onibaba les tueuses, le cinéaste Kaneto Shindô présente sous sa forme la plus primaire, une satire sociale. Une critique sur la psychologie humaine, déshumanisée face à la pauvreté et la famine, engendrant des humains ne connaissant ni la notion de bien, ou de mal. Seuls les instincts primaires s'expriment pour survivre. Manger ou être mangé. Des individus hors caste, dont le contact est considéré comme une souillure, méprisé et écarté d'un groupe.Tous sont foncièrement dépravés et corrompus, contraires aux principes de la morale, et des bonnes mœurs. Si nos deux héroïnes Jitsuko Yoshimura Épouse de Kichi et Nobuko Otowa Mère de Kichi disparu aux combats doivent passer par le meurtre pour se nourrir, alors ce sera fait et avec froideur, incapable de ressentir des émotions coupables dans des situations qui devraient normalement provoquer ce genre d'émotions.


Les deux femmes sont rabaissées à leurs plus bas instincts, n'hésitant pas à assassiner, puis dépouiller les victimes pour un simple bol de riz. Une dépravation de l'être sans concessions, n'hésitant pas à aller jusqu'à maltraiter et humilier la figure emblématique et honorable du samouraï, qui ici se place en victime dépouillé de tous ses biens, rabaissé à la condition de cadavre de chair putride, finissant inlassablement par tomber dans un puits profond représentant l'entrée des enfers. À travers ce cadre nihiliste, le réalisateur en rajoute une couche en présentant une histoire de jalousie entre la belle-fille et sa belle-mère autour d'un paysan des plus lambdas Kei Satô Hachi, seul homme des exclus. Voulant ainsi se donner sexuellement au premier mâle pour assouvir ses pulsions tels des animaux.


Alors que l'intrigue présentait déjà une sacrée couche anarchiste, l'univers prend tout à coup une dimension fantastique/horrifique inattendue. Une dimension représentée par un masque de démon assez flippant je dois l'admettre, récupéré sur un cadavre de samouraï ayant eu à faire à la malice de Nobuko Otowa. S'ensuit un jaillissement d’émotions puissantes et complexes où le désir et la haine se mélangent. Le sexe entre Jitsuko et Hachi transcende la réalité dans une passion débordante, une échappatoire de quelques minutes, pour se situer au-delà de cette affreuse condition de vie, s'évader dans la force du désir et de la jouissance. Une puissante excitation noctambule s'empare des personnages se divertissant la nuit dans un érotisme superbement illustré. Tout ceci afflige Nobuko la belle-mère, à la foix folle jalouse, et amère pour son fils censé être mort, l'époux de Jitsuko. Ainsi Nobuko n'hésitera pas à descendre dans le puits des enfers pour récupérer le masque du démon, afin de faire peur à sa belle-fille. Tout cela aura prix.


Dès le générique, le ton est donné avec des innovations sonores habiles mélangeant superbement le bruit du vent aux percussions de tambours, avec une petite composition de jazz vraiment efficace. On est au fond d'une vaste rizière d'herbe haute poussée par la force du vent, la caméra plane lentement sur deux samouraïs blessés qui pour échapper à leur poursuivant s'enfoncent dans les herbes hautes, un univers sans issue territoire des exclus qui pour eux sonnera leur fin. Aucun changement d'horizon, rien qu'une vaste étendue d'herbe haute s'étendant à l'infinie avec ces marécages. Cela amène un cadre étouffant, un huis clos ouvert très étonnant. Le cadre aspire les personnages du film ainsi que le spectateur, nous sommes pris au piège de ce lieu maudit, plongés aux côtés de ces laissés-pour-compte dans un purgatoire dont il semble impossible de se soustraire. Une habile mise en scène épurée, amenant de superbes séquences, brillamment orchestrée sur les apparitions du démon. Un remarquable travail de l'image avec des déplacements de caméra ingénieux, tirant subtilement parti des éclairages, notamment sur les séquences nocturnes. Un travail de maître.


CONCLUSION :


Kaneto Shindô avec Onibaba les tueuses, accuse et dénonce une face moins glorieuse du Japon dont le monde actuel semble aujourd'hui épargné mais qui reste encore très représentée par la lutte des classes. Il est curieux qu’après plusieurs siècles d’analyse philosophique les hommes n’aient pas encore compris que la morale n’existe pas plus que l’imperméabilité ou l’inertie. Une oeuvre qu'il est difficile de juger et d'appréhender tant elle est surprenante. Une fable horrifique aux multiples lectures. Un enfer de verdure d'herbes hautes aux propriétés maléfiques.


Une horreur intime dénoue la voix de notre âme et les sensations de nos pensées et nous fait parler et sentir et penser quand tout en nous demande le silence et le jour et l'inconscience de la vie.


Un grand merci à ⛧ Sorcier Onirique ⛧ qui m'a fait découvrir ce film.

B_Jérémy
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le 1 avr. 2020

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