Au coeur des années 60 le cinéma US traverse une crise d'importance.
Fini l'âge classique où les studios engrangés des millions de dollars avec des succès commerciaux d'envergure.
Cette décennie sera davantage marquée par une incapacité de la part de ces mêmes studios à renouveler une offre cinématographique qui puisse concurrencer l'arrivée des téléviseurs dans chaque foyer américain.


C'est pourtant au coeur de cette décennie que John Frankenheimer, réalisateur à la filmographie très inégale, va nous proposer trois films remarquables constituant la trilogie dite de la paranoïa.
De 1962 à 1966, il réalise ainsi :
The Manchurian Candidate en 1962
Seven Days in May en 1964
et Seconds en 1966
Cette trilogie contient toute la matrice des films de complot qui fleuriront durant la décennie suivante. Citons pêle-mêle The Conversation de Coppola en 1974, Three Days of the Condor de Pollack en 1975, All the President's Men ainsi que The Parallax View tout deux réalisés par Pakula en 1974 et 1976. Autant dire, pas d'la merde !


La puissance Seconds c'est déjà le générique de Saul Bass. Sur fond d'une musique glaçante composée par le génial Jerry Goldsmith, on voit des visages en très gros plans travaillés par des focales déformantes, qui nous plongent directement dans une atmosphère psychotique. Ici tout est immédiatement anxiogène. Des oreilles s'étirant sur toute la surface de l'écran, des visages inquiets filmés en contre-plombée à hauteur de trous de nez. Déjà du grand art.


Dans la continuité du générique on découvre un John Randolph au bout du scotch. Il campe un mec quelconque nommé Arthur Hamilton, travaillant dans une banque, déçu par une vie monotone et pour qui tout semble désormais insurmontable !
Dès les premiers instants du film, Frankenheimer filme les gestes du quotidien comme des moments d'une tension insatiable. Là aussi musique glaçante, contre-plongée, focales déformantes. On se croirait au coeur d'un film d'horreur. Or il s'agit de filmer le fait de prendre le train de banlieue, de répondre au téléphone, d'ouvrir une porte, de conduire...
Arthur Hamilton n'y arrive plus. Il n'y croit plus. Il ne veut plus de cette vie de merde avec bobonne à la maison, la gamine casse-couille et le train-train quotidien devenu une épreuve démentielle ! Trop c'est trop. C’est plus de la déprime, c’est un abandon. Arthur est au terminus. Il devient fou !


Et figurez-vous qu’à ce moment de l’intrigue, on va lui proposer de changer de vie. De devenir un autre. De prendre littéralement la vie d'un autre bonhomme.
Une mystérieuse compagnie fonctionnant par parrainage propose de tels services. Et Charlie Evans, un vieux pote d'Arthur a pensé à lui.
Il deviendra Tony Wilson. Peintre à succès, habitant au bord de mer, roulant en décapotable et collectionnant les conquêtes.
On passe donc d'un John Randolph bedonnant et mal dans sa peau à un Rock Hudson (le Brad Pitt de l'époque) lumineux et toujours fringuant.


La mystérieuse compagnie se charge de tout. Notamment de faire passer pour mort l'ami Hamilton et également de l'opération chirurgicale qui permettra de mettre Hamilton dans le corps de Tony Wilson.


Évidemment tout va partir en couille à partir du moment où Hamilton souhaite revenir sur son choix.
Se rendant compte que son bien-être ne pourra pas être uniquement lié à une forme de liberté surannée et finalement assez triviale.
Débauches, agression sexuelle, ennui, solitude...
En réalité, la vie enviée de Tony Wilson n’est que poudre aux yeux.
Lui aussi est socialement enfermé dans un rôle qu’on lui prête.
Lui aussi est contraint par un milieu social qui l’empêche sur bien des aspects.
Lui aussi est, malgré ses (fausses) qualités apparentes, traversé par des questionnements existentiels.
Lui aussi est au bord. Lui aussi n’y arrive plus !


Frankenheimer décrit dans Seconds, une Amérique totalement schizophrénique dans laquelle tous les membres de la communauté sont perdus, isolés, incapables de refaire société. Où chacun cherche à devenir l'autre.
Une société qui vacille et dans laquelle la seule issue salvatrice semble tout simplement de sortir de soi.
Mais ici pas d’issue. La société finira de toute manière par vous croquer. Qui que vous soyez.
Banquier, peintre, hippie, femme au foyer. L’Amérique de Frankenheimer broie tout sur son passage. Et elle ne laisse pas de miette !


Au-delà de ce postulat, Frankenheimer montre et personnifie les questionnements existentiels traversés par un pays alors en plein doute. Les années 60 où la décennie maudite pour l'Amérique.
Ce doute, ces questionnements seront d'ailleurs la sève, la matière première d'une immense partie des chefs d'oeuvres produits par le cinéma US dans les années 70.
En 1966, Frankenheimer explore donc avec un temps d'avance ces thématiques qui inonderont les productions américaines dès l'année suivante et la sortie du Bonnie et Clyde d'Arthur Penn. Celui-ci sonnera pour de bon le début de la période exceptionnelle dite du Nouvel Hollywood.


Seconds essuiera pour sa part, un échec critique et commercial colossal que Frankenheimer imputera à l'impossibilité pour le spectateur de s'identifier à un personnage changeant de visage à la moitié du film.


Et pourtant à n’en pas douter, c’est un pur chef d’œuvre.
Laissons lui une seconde chance !

evguénie
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le 11 oct. 2018

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evguénie

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