[Attention, critique spoileuse]


Il est difficile d’ignorer un film de Steven Soderbergh. En y réfléchissant bien, le type n’a pas fait tant de bons trucs que ça, pour un cinéaste célébré (l’inévitable Sexe, Mensonges et vidéo, les mémorables Erin Brokovich et Traffic de sa grande décennie 90, le sous-estimé Solaris, Magic Mike après une longue traversée du désert, et récemment le sympatoche Logan Lucky), mais bien que ses films ratés ne soient pas aussi récupérables que ne le prétendent ses aficionados (non, il n’y a RIEN à tirer d’un Full Frontal, d’un Ocean’s Twelve, d’un Contagion ou d’un Informant !), son cinéma assez cérébral est de toute évidence toujours capable de surprendre. Partant de là, il était difficile d’ignorer Unsane, petit film de genre tourné en dix jours avec un iPhone 7 pour un budget d’à peine plus d’un million de dollars, en ce qu’il avait tout d’une expérience originale.


Résultat… mitigé. S’il y a quelque chose qu’on doit lui reconnaître, c’est son emploi savant de la britannique Claire Foy dans le rôle principal de Sawyer Valentini (best name ever), dont on est censé se demander si elle est folle ou pas (c’est carrément écrit sur l’affiche américaine), c'est-à-dire si l'employé de l'asile psychiatrique où elle est enfermée contre son gré est vraiment son stalker ou pas. L’actrice, sorte de croisement délicat entre Emily Blunt et Sarah Paulson, bluffe complètement dans ce rôle qu'on imagine psychologiquement éprouvant, et tant dans ses scènes détendues avec Jay Pharoah (très sympathique touche de légèreté du film) que dans ses scènes de possible psychose, impeccable en nana tour à tour normale et instable, balançant constamment entre l’assurance extrême de la jeune femme moderne et la tension d’une créature sur le fil du rasoir psychiatrique... entre une personnalité et une autre, peut-être ? En tout cas, personne ne joue la nana énervée aussi bien qu’elle. Foy en Sawyer donne clairement envie d’aimer le film, bien aidée il faut dire par un casting atypique en adéquation avec le cadre de l’action : en plus du comédien Pharoah, bien loin de l’univers du SNL, on trouve la hamster blonde Juno Temple en foldingue à rastas, et… Joshua Leonard, du Projet Blair Witch, plutôt pas mal en détraqué aux dehors anecdotiques.


Et il y a donc l’iPhone. L’« expérience ». Soyons clair, ce parti pris est au final moins à un éclair de génie (« mais oui, cette histoire ne pouvait être racontée QUE comme ça, eurêka !! ») qu'à une façon, pour un réalisateur blasé, de pimenter un peu l’expérience (Soderbergh ayant exprimé à plusieurs reprises sa volonté d'arrêter la réalisation)… mais le réalisateur en tire quelque chose d'honnête. Assurément, un tel outil crée une intimité avec l'héroïne qui ne serait pas venue aussi aisément avec une caméra 35mm de 130 kilos. Le recours massif au champ-contrechamp subjectif renforce inévitablement la sensation d’oppression que l’on ressent, pris au piège en même temps que l’héroïne dans cette prison tant physique que psychologique (pour une fois que cette figure de style ne sort pas complètement de l’action…). Ce n’est pas très beau à voir, mais le but n’était pas de faire le nouveau Lawrence d’Arabie ; simplement, Soderbergh ne tire de ce parti pris aucun bénéfice esthétique ni dramatique ; il aurait obtenu le même effet « indie » avec une de ces caméras numériques qu'utilise la moyenne des cinéastes « indie ». C’est la limite du film sur ce terrain, dont on peut cependant se contenter. Ce qui est sûr, c'est que prétendre comme l’a fait le réalisateur que le public n'y verrait que du feu (avec ce format et ces surexpositions cradingues ?), et qualifier cette technique d'« avenir du cinéma », était absolument ridicule.


Le problème, le VRAI problème, se situe surtout à l’écriture du scénario, dont les deux auteurs ont des fiches IMDb pas super intimidantes, pour être poli. Si l’on regarde Unsane en bonne poire complètement disposée à se faire avoir, son point de départ peut fonctionner, et ses ficelles peuvent paraître tendues ce qu’il faut… mais si l’on est du genre à ne rien laisser passer, l’expérience risque d’être ardue. Parce que sans être du grand n'importe quoi, hormis dans sa dernière ligne droite grand-guignolesque, ce qu'il raconte est quand même brinquebalant, de son point de départ ubuesque (Sawyer atterrissant, sur un malentendu, dans l’hôpital psychiatrique où travaille son stalker… 'dafuq ?) à sa représentation mal renseignée de ce milieu (il est légalement impossible aux USA de détenir quelqu’un plus de trois jours sans audience devant un tribunal), en passant par le comportement inconsistant du staff de l’établissement. Rien de ce côté ne fonctionne vraiment : un des arguments d’Unsane, sur le papier, est le cas kafkaïen de l’enfermement à tort dans l’enfer psychiatrique (où les protagonistes s'énervent à crier leur innocence, donc se font bourrer de médocs, donc s'énervent encore plus, etc.), mais si l’on peine à y croire, comment ressentir vraiment cet enfer ? Un de ses autres arguments est l’incertitude entourant la santé mentale de l’héroïne, mentionnée plus haut. Peut-être n’est-elle finalement pas internée à tort ? Voilà qui a du potentiel. Hélas, une fois l'incertitude évanouie à mi-chemin, le film n’est plus qu’un thriller psychologique sommaire, prévisible (il n’y a guère que la scène à trois dans la cellule matelassée pour surprendre), et inutilement méchant (spoiler alert, Machin tue un peu tout le monde…), que les expérimentations visuelles de Soderbergh ne rendent pas bieeeen plus captivant. Le laïus sur les arnaques à l’assurance des établissements psychiatriques est, quant à lui, tout juste bon à faire gamberger des lycéens amateurs de théories du complot. D’aucuns répondront que ça tombe bien, le film traite de la paranoïa, ce qui est fort vrai et justifie, à l’extrême limite, ces divagations. Mieux : ils pourront même arguer que tout ce qu’on a vu n’était que chimère, puisque l’héroïne s’avère au final objectivement barrée ! Mais d’une part, désolé, les gars : ça, c’est la porte ouverte aux pires scénaristes, qui se rueraient sur cette occasion d’écrire n’importe quoi s’ils apprenaient que le public aime ça. Et d’autre part, ce twist final est un twist de branleurs. Il ne pousse pas le spectateur à une remise en question vertigineuse de tout ce qu’il a vu. En ce qui nous concerne, nous avons vu un thriller basique, avec un « stalker » bien basique dont l’héroïne réussit à se délivrer à coup d’énucléation bien basique, point, et le twist n’est là que pour l’épate.


Unsane a quatre facettes : par moment, c’est un drame carré sur la problématique du harcèlement dans une société atomisée où le numérique et Internet malmènent la sphère intime, problématique d’autant plus intéressante en cette période de bouleversement du clivage homme/femme ; par moment, un thriller psychologique centré sur la question de la santé mentale de son héroïne ; par moment, un thriller tout court, quand est suggérée la possible nature criminelle de l’établissement ; par moment, un film d’horreur dont l’héroïne a pour objectif simple d’échapper à un dangereux maniaque en mode Red is dead. Hélas, il ne développe aucune des trois premières facettes de façon satisfaisante. Tout est survolé, torché (oui, parce que c'est également sommaire sur le plan de l'étude psychologique), quand ce n'est pas carrément discordant : difficile de faire du #MeToo tout en interrogeant sur l’équilibre mentale du personnage féminin ! Et comme suggéré plus haut, à partir du moment où, dans son dernier acte, le film se réduit à sa quatrième facette, le spectateur un minimum exigeant n’a plus qu’à attendre que ça se termine. Au mieux, il sera sauvé de l’ennui par la performance de l’actrice.


Et malgré cela... Unsane a la moyenne. Oui, malgré cela, il vaut davantage le détour qu’il ne le vaut, euh, pas. Car si le spectacle qu’il propose est mineur, tant dans le fond que dans la forme, le sentiment de paranoïa qu'il inspire, pendant un temps, est bien là (tiens, pour une fois, le titre français n'est pas complètement à côté de ses pompes...). L'effet pourri de dépossession de soi est bien là, l'ambiance dégueu du décor y contribuant, le visage blême et cerné de l'héroïne y contribuant, la dégaine de pédophile de son stalker y contribuant. C'est bof, mais du bof plus. Et puis, le film a un gros mérite : passer l'envie au spectateur de signer le moindre papier sans l'avoir relu au préalable une vingtaine de fois...

ScaarAlexander
5
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Mes sorties ciné 2018

Créée

le 29 juil. 2018

Critique lue 257 fois

Scaar_Alexander

Écrit par

Critique lue 257 fois

D'autres avis sur Paranoïa

Paranoïa
-MC
8

L'Amour aux Trousses

En voilà un projet qui m'excitait, de par deux choses principalement, la première, la plus bateau, Steven Soderbergh à la réalisation. Le cinéaste qui avait dit adieu au cinéma pour le petit écran il...

Par

le 18 juin 2018

17 j'aime

2

Paranoïa
Moizi
8

panique à bord

Franchement c'est vraiment par pur hasard que j'ai vu que ce film passait au cinéma, en vf forcément... et franchement, je ne m'attendais pas à ça. C'est quand même fou de se dire que Soderbergh...

le 21 juil. 2018

16 j'aime

Paranoïa
Frédéric_Perrinot
9

Sueurs froides

Tout juste de retour de sa soit-disante retraite avec Logan Lucky en 2017, Steven Soderbergh n'a pas mis longtemps à se replonger dans le bain car il a de suite enchaîné avec son prochain film,...

le 17 juil. 2018

16 j'aime

1

Du même critique

The Guard
ScaarAlexander
7

"Are you a soldier, or a female soldier ?"

[Petite précision avant lecture : si l'auteur de ces lignes n'est pas exactement fan de la politique étrangère de l'Oncle Sam, il ne condamnera pas de son sofa les mauvais traitements d'enfoirés plus...

le 18 oct. 2014

35 j'aime

5

C'est la fin
ScaarAlexander
2

Ah ça c'est clair, c'est la fin.

Il y a des projets cinématographiques face auxquels tu ne cesses de te répéter « Naaaan, ça va le faire », sans jamais en être vraiment convaincu. This is The End est un de ces films. Pourquoi ça...

le 15 sept. 2013

33 j'aime

9

Les Veuves
ScaarAlexander
5

15% polar, 85% féministe

Avant-propos : En début d’année 2018 est sorti en salle La Forme de l’eau, de Guillermo del Toro. J’y suis allé avec la candeur du pop-corneur amateur de cinéma dit « de genre », et confiant en le...

le 2 déc. 2018

27 j'aime

12