[Article contenant des spoils]


Le film s'ouvre et se ferme sur des chaussettes qui sèchent, suspendues à un séchoir fixé au plafond. Les Ki-Taek survivent en pliant des boîtes de pizza, job dérisoire, tache où ils parviennent encore à se faire humilier. On pisse contre leur façade, on pulvérise des produits comme si ces gens étaient des rats ou des cloportes. Mais nous ne sommes pas à l'époque de Dickens : le plus important est quand même de capter le wifi du voisin du dessus.


Tout va changer avec l'intrusion de Ki-woo chez de grands bourgeois. Peu à peu, toute la famille va s'incruster, chassant les anciens employés : la prof d'art plastique, le chauffeur, la gouvernante. Sans aucun scrupule : struggle for life ! La scène où la gouvernante est mise à la rue est assez poignante. On mesure là les conséquences du jeu auquel se livre cette si sympathique famille.


Car, sous des dehors légers, dans ce film la violence est partout, diffuse : chez les riches comme chez les pauvres.


Chez les riches, toujours polis mais qui font sentir que des limites sont à ne pas dépasser. Pour les riches, le plus important est que chacun reste à sa place, pour que l'ordre, qui leur convient, perdure.. La fille, la plus hardie des quatre, si à l'aise dans la baignoire comme le notait son frère, qui semblait s’être adaptée à ce nouveau milieu, paiera cette transgression, cet hubris, de sa vie.


Mais le film va plus loin que le maintien de l'ordre social, avec la question de "l'odeur de pauvre". Cette odeur de « vieux radis et de torchon sale ». Lorsque le jeune fils Park fait remarquer qu'ils ont "tous la même odeur", il ne démasque pas seulement la famille. Il trace brutalement la limite infranchissable qui la sépare du monde doré que cette famille convoite. Tout est dit, un peu plus tard, dans la bouche du père, lorsqu'il affirme en substance, parlant de son chauffeur : "je l'aime bien car il respecte les limites à ne pas franchir ; la seule chose qui me gêne, c'est son odeur... là, il franchit la limite". Subsiste un dégoût intime (quoi de plus intime que l'odeur ?), ce dégoût humiliant qui fera basculer le père Ki-Taek dans l'horreur : c'est lorsqu'il verra Park se boucher le nez qu'il ne pourra réprimer une pulsion de meurtre. On pense alors à La cérémonie de Chabrol, où la violence de l'oppression sociale finissait par exploser dans le sang.


Dans la société coréenne, chacun doit donc rester à sa juste place, et c'est précisément ce que ces pauvres-là, pleins d'un superbe culot, entendent ne pas accepter. Ils investissent cette grande maison - superbement filmée - et la grignotent tels des parasites. Jusqu'à cette scène de beuverie, qui m'a fortement rappelé la même dans Viridiana de Buñuel : les mendiants, handicapés, exclus, se payaient un festin, maculant les nappes et brisant la vaisselle... jusqu'à basculer dans le sordide. Il y avait déjà chez Buñuel cette idée très peu politiquement correcte que les pauvres ne sont pas forcément les gentils.


Ici de même : lorsqu'ils se trouvent confrontés à la gouvernante et son mari qui, eux aussi, jouent les parasites, pas question de les aider, c'est chacun pour soi. Et la scène de pugilat pour attraper le précieux portable contenant une vidéo compromettante est d'anthologie. Bong Joon-ho sait ainsi faire décoller son film dans l'outrance, à la limite du fantastique, maintenant l'attention du spectateur pendant plus de 2h (un poil long quand même je dirais).


Le couple à la cave (on pense à Underground de Kusturica) fait basculer le film dans autre chose : comme des insectes, les parasites se battent, dans le dos des riches, pour le contrôle de la demeure de rêve.


Les moments de suspens sont nombreux : jeux de cache-cache dans la maison, qui culminent lorsque les Ki-Taek sont sous la table du salon alors que le couple de riches décide de dormir là, et même de se câliner (un peu attendu, ça). Scène du gâteau, lorsque la mère dit que son fils va ainsi être guéri de son trauma...


Ils alternent avec les traits d'humour : lorsque la gouvernante s'est coincée entre deux murs pour pousser le meuble devant l'entrée du passage secret, lorsque la mère pousse négligemment la gouvernante dans les escaliers (ce trou noir fascinant entre deux longues étagères, d'où émergea le fantôme traumatique !) pour qu'elle ne déboule pas dans la cuisine, ou encore lorsqu'on apprend que la maîtresse de maison mettait la petite culotte de la jeune fille laissée dans le taxi pour s'encanailler !


Tout cela est assez jubilatoire. Mais le plus beau moment du film, selon moi, c'est la scène sous le déluge. Comme des va-nu-pieds, littéralement, les Ki-Taek rejoignent leur sous-sol inondé. Les plans de la ville sont tous formidables. Alors que chacun se bat pour récupérer quelques affaires, la fille se fume tranquillement une clope au-dessus des WC ! Ki-woo récupère sa précieuse pierre, symbole de sa lutte pour l'ascension sociale. C'est cette pierre qui le terrassera, après qu'il aura constaté, dans les bras de sa petite copine, à quel point il est difficile d'acquérir cette aisance naturelle des riches - qu'on pense à la façon très souple de marcher du père Park. De ce point de vue, là aussi sous des dehors riants, le film est foncièrement pessimiste. Et l'on doute fortement que le rêve du jeune homme, acquérir cette maison, se réalise un jour...


La scène de la tuerie lors de la garden party m'a un chouïa déçu. La faute à l'herbe trop flashy ? A des plans moins esthétiques ? La suite aussi : le rythme retombe un peu suite au carnage. Heureusement, la toute fin est très réussie.


Bien sûr, cette Palme d'or évoque aussi la précédente, Une affaire de famille de Kore-Edu. Bong Joon-ho signe ici une oeuvre plus brillante, mélangeant avec maestria les genres : comédie, critique sociale, film à suspens. Plus originale aussi. Mais également moins profonde : le film porte peut-être en lui moins de pistes de réflexion.


Deux palmes amplement méritées en tout cas.

Jduvi
8
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le 6 juin 2019

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Jduvi

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