Parle avec elle se construit telle une ode mélancolique et tortueuse aux pouvoirs salvateurs de la fiction qu’une voix transmet : entretenir avec l’ombre d’une femme maintenue entre la vie et la mort un contact d’abord oral puis sensuel offre à celle-ci une preuve quotidienne de son existence en tant qu’humaine à part entière, et la caméra de Pedro Almodóvar s’aventure dans l’intimité d’un corps pour en révéler, malgré l’interdit, le potentiel érotique. Ce faisant, le cinéaste revisite également le récit criminel mettant en scène un psychopathe et ses exactions – ici, le viol, la nécrophilie, la faute professionnelle grave – pour mieux en dynamiter les codes traditionnels qui régissent sa représentation : une vraie compréhension du personnage s’élabore peu à peu, à mesure que sa relation avec son meilleur ami prend de l’ampleur. Car Benigno semble constamment pris d’un vertige entre terre et éther, entre son goût pour l’homme qui pleure et sa passion pour la femme qu’il arpente. Pris dans cette valse des émotions, des corps et des temporalités, le spectateur éprouve ce quelque chose d’ambivalent capable de transformer cette historie a priori extraordinaire en récit universel dans lequel il peut aisément projeter ses propres fantasmes, ses propres angoisses, à la manière de ce film muet que rétablit, en creux, la scène de viol épargnée. Pedro Almodóvar ose mettre en scène un amour hors normes, dont la démesure d’abord grotesque puis rapidement transgressif finira par rejoindre le tragique le plus complet : il confère à l’art le primat de cette renaissance érotique du criminel en martyr de la beauté, puisque c’est par le viol du Beau encore intact que naît le chef-d’œuvre, soit ici le retour à la vie. Parle avec elle est une œuvre immense sur la solitude contemporaine néanmoins perlée d’instants sublimes, et dont le credo affirme avec élégance que le seul bonheur qui vaille est le bonheur donné à autrui, en dépit de sa réception éthique et sociétale.