La parole est serment, le silence le tord

L’idée de départ est d’une simplicité confondante : instaurer un dialogue entre une femme prolixe et sa patiente, aphasique. Laisser durer, dériver l’échange, l’essorer et recueillir les larmes, le sang et le fiel qui en résulte.
Elisabeth, comédienne, se tait depuis trois mois. On explique à sa place ses intentions, louables et dignes d’admiration : intégrité, refus du mensonge, rejet du masque social.
Face à elle, Alma, son infirmière et dame de compagnie, dont le destin sécurisant est tout tracé : un mari, des enfants, et une foi indéfectible dans les vertus de la parole.
Alma va donc avoir la tâche de parler pour deux. Très vite, elle se confie. Face à ce silence qu’elle doit combler, elle voit toutes les invitations formulées à son monologue de plus en plus intime, de plus en plus habité.
Elisabeth, silencieuse et magistrale, écoute, et son regard semble en effet bienveillant. Bergman filme comme personne les visages, le grain de la peau, la lumière sur le front ou le galbe d’une joue. Alma est face à un écran silencieux, et y trace les contours de ses propres névroses. Du monde, nous n’avons plus que ces deux figures féminines, belles et complémentaires, à quelque exception près : l’intrusion du réel et de sa violence guette : l’immolation, le nazisme, comme des fragments de verre brisé sur la terrasse.
Vampirique, Alma fusionne avec sa patiente devenue son analyste. Terriblement seule face à cette femme forcée de l’écouter, elle projette sur elle tout ce qu’elle désire et s’épanche, allant jusqu’à lui parler dans son sommeil.
L’accès à ses pensées par le biais de la lettre, loin de permettre un échange, va au contraire crisper les deux partis et entériner l’impossible fusion des individus.
[Spoilers]
L’escalade dans la violence des échanges, le silence de plus en plus assourdissant conduisent à la confusion et la révélation. Il est possible de considérer Elisabeth et Alma comme une seule et même personne, au vu notamment de l’intrusion du mari dans la maison. Alma, celle qui parle, serait la conscience malade d’Elisabeth et son dialogue interne avec elle-même, derrière la Persona mutique qu’elle offre au monde, comme en atteste cette confession finale sur les origines du mal, cet enfant qu’on aurait aimé ne pas avoir, relecture de celle d’Alma sur son avortement réussi. Sur cette idée, Bergman serait alors parvenu à, force de scruter les visages, à percer leur mystère pour nous mener dans les méandres de leur coulisse.
C’est bien ce qu’annonce le prologue expérimental : derrière la façade, l’image, le collage de la représentation, un sens épars et mystérieux, qui se dérobe et se déroule comme les mouvements reptiliens de cette pellicule de film.
Sergent_Pepper
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le 6 avr. 2014

Modifiée

le 6 avr. 2014

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Sergent_Pepper

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