Dans le vocabulaire jungien, la persona est le masque que l'on arbore afin de s'insérer dans la société. Elisabet a décidé de tomber les masques. Au sens propre, puisqu'elle est comédienne et que cette décision tombe en plein milieu d'une représentation d'Electre - Bergman reprendra ce thème dans Fanny et Alexandre, lorsque la comédienne abandonne le théâtre, qui lui semble trop déconnecté de la vie. Au sens figuré - si j'ose dire -, puisque c'est aussi son masque de personne sociale qu'Elisabet refuse à présent de porter. Pour cela, un moyen radical : le mutisme.


Je reproduis ici l'éclairage du toujours excellent dvdclassik :



Reprenons telle quelle la définition de la persona qui y est proposée : « La part de la personnalité qui organise le rapport de l'individu à la société, la façon dont chacun doit plus ou moins se couler dans un personnage socialement prédéfini afin de tenir son rôle social (…) Le moi peut facilement s'identifier à la persona, conduisant l'individu à se prendre pour celui qu'il est aux yeux des autres et à ne plus savoir qui il est réellement. »
On voit que Bergman illustre au pied de la lettre, et non sans humour, les théories de Carl Jung. Le titre du film renvoie également aux masques que portaient les acteurs de la Rome antique. Ceux-ci personnifiaient le rôle et permettaient à l’acteur de faire porter sa voix haut dans les gradins. Dans le film, Elisabet Vogler en perdant son masque, perd aussi sa voix.



Chargée de soigner Elisabet, Alma l'infirmière, qui ne peut donc pas l'écouter selon la méthode psychanalytique, va se charger de la parole. On la voit se dresser dans son lit en se disant en substance "tout va bien, j'ai un métier que j'aime et je vais épouser Karl-Henrik, qui me donnera des enfants". Bien sûr, si elle éprouve le besoin de se rassurer ainsi, c'est qu'un non-dit couve. La thérapie d'Elisabet va interroger le masque d'Alma. Alma, l'âme, encore un concept jungien...


Sur l'île de Farö (retraite qui sera aussi celle de Bergman à la fin de sa vie : tout est toujours autobiographique chez Bergman), les deux vont s'apprivoiser, déliant la langue d'Alma. Bien sûr, la dimension psychanalytique est omniprésente : est-ce bien Alma qui s'exprime ou l'inconscient d'Elisabet (son âme, autrement dit) ? Très souvent, lorsqu'on lui parle (le médecin, Alma), la voix est hors champ, la caméra fixant le visage d'Elisabet. Qui parle, mon être conscient ou mon inconscient ? Une question que chacun peut se poser pour soi-même dès lors qu'il ouvre la bouche - et qu'on ne pointe en définitive que dans les cas de "lapsus révélateurs". Mais Bergman ne répond pas, il joue sur cette ambigüité. C'est tout le sujet du film : Alma est à la fois un double d'Elisabet et toute autre.


Les deux tendent à fusionner, comme dans cette scène hallucinée où Elisabet approche du lit d'Alma dans un halo blanc. Mais comme deux aimants, ils se repoussent lorsque la jonction menace : vont jusqu'à se déchirer, lorsqu'un combat, casserole d'eau bouillante à la main, arrache enfin un cri à Elisabet ; se fuient aussi, sur la plage très sauvage de l'île. Jusqu'au paroxysme des deux visages assemblés en un, être monstrueux qui provoque une réaction de rejet. La fusion ne peut se faire, c'est là le drame du film.


Persona nous parle aussi de la puissance du silence. Il pèse de tout son poids sur Alma, qui tente de le briser, comme le verre qu'elle casse par terre pour qu'Elisabet crie en se blessant. Alma la pousse à bout en révélant qu'elle a lu sa lettre. Se sentant comme vampirisée (on voit d'ailleurs explicitement Elisabet boire son sang dans une scène qui répond au clou planté dans la main), engloutie par le mutisme souriant et tendre d'Elisabet, elle se débat comme une noyée.


Mais Alma existe-t-elle ou n'est-elle qu'une projection mentale d'Elisabet ? Lorsque le mari se présente, il appelle Alma Elisabet, entretenant le doute... Autrement dit, l'âme existe-t-elle, ou n'est-elle qu'une représentation de notre mental ? Le cinéaste suédois, comme toujours, s'aventure aux confins de la connaissance humaine, nous plongeant dans de métaphysiques interrogations. D'où, peut-être, la présence de symboles religieux : le clou plané dans une main qui ne peut qu'évoquer le Christ, l'araignée qui était aux yeux de Bergman une représentation de Dieu, un diable fourchu qui passe.


Puisqu'il s'agit de l'âme et qu'on dit que "les yeux sont le miroir de l'âme", le film est centré sur le regard. Dans une scène toute simple mais fascinante, le visage d'Elisabet est lentement recouvert par l'ombre, jusqu'à ce que ne reste dans le noir que ses deux yeux qui scintillent. Bergman filme à plusieurs reprises ce regard de Liv Ullman, qui semble translucide. Elisabet n'a plus que ses yeux pour s'exprimer, et c'est par le regard qu'elle va happer Alma.


Prééminence du regard... D'où cet oeil de mouton qu'on égorge (encore une référence religieuse aus passage), ces gros plans sur des capillaires sanguins. D'où aussi, cette ouverture énigmatique, qui nous parle de cinéma, avec ces inserts qui racontent l'histoire du 7ème art, ces plans à l'envers qui nous transportent à l'intérieur d'une caméra, ces bouts de pellicules qui s'embrasent ? Car par essence le cinéma c'est l'image, rappelons-le, pas la parole... Persona est donc aussi un film qui parle du cinéma, comme le fera tant de fois Godard.


Un film très onirique aussi : Bergman utilise les surimpressions, le flou, multiplie aussi les images subliminales, qui brouillent les frontières entre réalité et fantasme. Par exemple, un sexe en érection puis deux chapeaux de paille renvoient à l'orgie sexuelle d'Alma sur une plage. Avec une inspiration féconde, le cinéaste suédois ose des rapprochements déchirants : un petit garçon non désiré ne peut accéder à la peau de sa mère, seulement à un écran où son visage se floute ; Alma couche avec le mari d'Elisabet alors que celui-ci apparaît en gros plan sur le bord du cadre.


Et puis bien sûr, il y a la grande scène où Alma révèle à Elisabet son traumatisme, jouée deux fois, l'une en filmant Elisabet, l'autre en cadrant Alma. Toutes deux portent un bandeau noir dans les cheveux et un pull noir : seul leur blanc visage émerge et pour Elisabet, filmée en légère plongée, on croirait voir une tête de foetus sur le point de sortir d'un vagin !


Car le traumatisme d'Elisabet, c'est cet enfant non désiré, qu'elle n'a eu que pour se conformer à un ordre social. Notons au passage la prise de position doublement féministe de Bergman : 1) scène de l'orgie : une femme peut, comme un homme, accéder au plus grand des plaisirs avec un inconnu en quelques minutes 2) une femme n'a pas forcément "l'instinct maternel". Deux positions qui vont à l'encontre de la persona imposée aux femmes.


La fusion qui tente de s'établir entre Alma et Elisabet, c'est celle qu'elle a ratée avec son bébé. Sans doute aussi avec son mari, l'orgasme atteint en quelques secondes par Alma avec un inconnu est là pour le rappeler cruellement. Pour exprimer, entre autre, sa solitude, Elisabet s'est retranchée dans le silence. Une fuite du réel. Mais, lui dit le médecin, on ne peut pas échapper à la vie, elle s'infiltre partout. La barbarie du monde éclate au visage lisse d'Elisabet en effet, à deux reprises : dans une scène sublime éclairée par le seul écran de télévision, où un homme s'immole par le feu. Puis, lorsque Elisabet contemple les détails d'une photographie où un enfant juif est envoyé dans les camps de la mort. Evidemment, cet enfant résonne avec celui qu'elle a rejetée, qui lui aussi résonne avec l'avortement - réussi - d'Alma.


Tout cela est confus, complexe, souvent abscons même. Audacieux dans la forme, à la limite du cinéma expérimental, à l'instar de la scène d'ouverture, qu'il faudrait analyser soigneusement. On ne sera pas surpris d'apprendre que le film s'est écrit dans la tête de Bergman alors qu'il était hospitalisé. Le film devait être pour lui un "testament", sans doute la raison de ces têtes de vieillards mourants en début de film : il fut une renaissance, début d'une nouvelle période, et d'une collaboration avec Liv Ullman. Suprême ironie, celle-ci prendra la place de Bibi Andersson, non seulement dans l'oeuvre du cinéaste mais dans sa vie sentimentale ! Troublant, très troublant Persona décidément.


Toujours est-il que pendant le film, il faut s'accrocher pour suivre. Comme presque toujours chez Bergman, le film est "long en bouche" : il ne se dévoile qu'avec le temps. Persona est une oeuvre terriblement ambitieuse, qui exige du spectateur d'être à la hauteur. Je me suis senti, souvent, un peu juste, et j'ai rarement eu la sensation comme ici de n'avoir qu'effleuré le sens d'un film. Mais ce n'est pas fini : avec le temps, à la lumière aussi de nombreux commentaires et d'analyses, le film se dévoile peu à peu. Comme souvent avec Bergman, je pars d'un 7,5 au sortir du film, pour finir à 8,5.


Notons pour conclure que Persona, régulièrement classé dans les 20 plus grands films de tous les temps selon le site avoiralire, a sans doute influencé le chef d'oeuvre de David Lynch, Mullholand Drive, aux thématiques proches, et peut-être plus énigmatique encore. Les fans de ce film, bien plus nombreux que ceux du film de Bergman, se régaleront dans doute à en découvrir la genèse.


Pour compléter, la critique intégrale de dvdclassik :
https://www.dvdclassik.com/critique/persona-bergman

Jduvi
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le 1 déc. 2020

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