Retour au sommet pour Paul Thomas Anderson

Trois ans après Inherent Vice, le talentueux Paul Thomas Anderson nous revient avec Phantom Thread, qui en matière d’ambitions narratives et d’ampleur esthétique se positionne dans la filmographie de l’auteur, immédiatement entre There Will Be Blood et The Master.


Cela ne semble pas évident, de prime abord, d’associer PHANTOM THREAD aux deux œuvres les plus imposantes du cinéaste. Les premières minutes nous exposent un film d’époque au classicisme prononcé, doublé du portrait d’un homme, peint dans son travail puis dans sa routine quotidienne et intime. Ce classicisme vient très vite se faire bousculer tout en subtilité, tout en variations infimes, par petites touches faisant office de légères digressions au milieu de ce tableau si ordonné. Cet homme, interprété par un Daniel Day-Lewis réussissant le tour de force de nous surprendre encore à travers un jeu complexe et nuancé, se nomme Reynolds Woodcock. Soit, en traduction littérale Reynolds « bite en bois ». Un nom aussi farfelu que celui de Dirk Diggler, personnage joué par Mark Wahlberg dans Boogie Nights, né d’une blague de Daniel Day-Lewis et finalement validé par Paul Thomas Anderson. Personnage fictif, Woodcock est néanmoins inspiré d’un couturier britannique ayant officié réellement à la même période que celle représentée dans le film.


Lorsque Reynolds repère Alma, une simple serveuse, il lui offre l’opportunité d’entrer dans son monde, un monde aux règles strictes façonnées autour de la personnalité caractérielle et excentrique de Reynolds, dont la sœur Cyril partage la vie dans une grande maison. Pour Alma, devenir tour à tour, modèle, muse et maîtresse de Reynolds ne peut se faire que par le biais d’un accord tacite lors duquel elle devra accepter la place occupée par Cyril et celle de la couture auprès de Reynolds, tout en ne bougeant pas de la sienne.


Cette opposition entre deux univers lors de laquelle naîtra des séquences légères, drôles même, avant de devenir agaçantes ou glaçantes lorsque la personnalité de Reynolds jaillira, contribue à faire de PHANTOM THREAD un récit aux nombreux contrastes. Alors qu’elle découvre n’être qu’une énième femme autorisée à partager un instant de la vie professionnelle et intime de ce grand créateur, qui commence par ailleurs à se lasser d’elle, Alma, dévorée par la passion depuis le jour où leurs regards se sont croisés pour la première fois, va trouver un truc. Un truc à elle, amené à raviver la flamme, faisant basculer leur couple sur le mode Eros et Thanatos. Sans en dévoiler davantage, le film se plaira tout au long des minutes, à dévoiler une histoire d’amour somme toute particulière, difficile à démasquer jusqu’à son climax final.


Une histoire comme vous n’en aurez que rarement vue au cinéma et qui avec un certain recul, nous apporte peut-être la meilleure des réponses concernant le couple, son bon fonctionnement et sa longévité. À condition, bien sûr, de faire preuve d’une certaine ouverture d’esprit et d’apprécier une cuisine assez inhabituelle.


De plus, Paul Thomas Anderson nous offre une plongée sublime dans l’univers de la couture et de la création. La place évidemment centrale occupée par la relation entre Reynolds et Alma n’obscurcit pas pour autant un autre thème parcourant le long-métrage, à savoir la création, son créateur, ses œuvres et le contrôle. On ne saurait vraiment dire qui de Reynolds, Cyril ou Alma dirige qui, tandis que Reynolds donne vie à des robes, que Cyril dirige la confection auprès les ouvrières et qu’Alma les porte lors de défilés d’exhibitions. Cyril n’hésite pas à délaisser son habit de seconde pour recadrer verbalement et durement son frère, tandis qu’Alma se réfugie dans les préparations culinaires.


La couture, dans PHANTOM THREAD, est également l’occasion de se délecter devant un raffinement visuel et sonore de tous les instants. La caméra glisse au milieux des matières, va et vient entre les escaliers pour accompagner une personne les gravissant ou les descendant, les gros plans sur les tissus nous les ferait presque ressentir au toucher, les décors et les costumes baignent dans une lumière faisant éclater les blancs alors que les couleurs vives n’explosent jamais. Car dans cet univers suranné, les zones d’ombres peuvent reprendre rapidement le dessus. La musique originale composée par Jonny Greenwood achève de sublimer l’ensemble en l’enveloppant via un piano omniprésent qui lui aussi saura se transformer en un instrument à corde plus grave et inquiétant dès lors que le moment le nécessitera. À l’instar du plus beau des amanites, PHANTOM THREAD est ainsi paré d’une robe aguicheuse qui renfermerait un corps pourtant vénéneux.


On peut, dans un premier temps, être hermétique à cette nouvelle proposition filmique de Paul Thomas Anderson. Mais, à mesure que se dévoile le plan machiavélique de la muse, le film de son côté, envoûte le spectateur pour le faire définitivement sien également, jusqu’au tout dernier plan. En anglais, le mot Phantom n’a pas besoin de traduction et a donc quelque chose de peu rassurant, de planant voir menaçant car invisible. Le mot Thread, quant à lui, signifie fil. Il peut donc s’agir d’un fil venant d’un textile bien sûr, mais aussi d’un fil conducteur ou du fil de la conversation. Rien ne sera tut. Tout sera dit, mis à plat. Tout sera détruit, déchiré pour finalement être recousu méthodiquement grâce à ce fil. Un fil qui a tout du plus noir des philtres d’amour, mais dont la menace planait sur nos amants depuis les premiers instants.


Très grand film doublé d’une histoire d’amour moderne, PHANTOM THREAD a la saveur du meilleur du cinéma d’auteur américain, la saveur d’une des meilleures œuvres de Paul Thomas Anderson. Dans la filmographie du réalisateur, si There Will Be Blood était un diamant noir étincelant, PHANTOM THREAD pourrait être une perle blanche éclatante. Après tout, on dit aussi de ces perles qu’elles peuvent être de mauvais augure.


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le 20 févr. 2018

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