Cela fait presque six mois que la boussole pointe au ciel, et nous allons bientôt battre un record universel : le plus long hiver que ne pourra jamais vivre un être humain sur la planète Terre. Nous nous sommes installés au centre du Pôle Nord à la mi-août de l’année dernière. Le soleil s’est couché la semaine suivante, et voilà qu’il s’apprête, six mois plus tard, à ressurgir.
Pour l’occasion, nous avons installé sur la glace des fauteuils gonflables de toutes les couleurs. Le caoutchouc rose, et le bleu et le jaune, grincent sur la banquise immaculée quand l’on s’installe dedans. Tant que la nuit était encore noire, nous nous fîmes glisser sur ces sièges creux, les uns contre les autres comme des autos tamponneuses. Les chefs sortirent même quelques bouteilles surprises, faisant fi de la prohibition imposée par la compagnie. C’est un événement rare, qui n’est pas loin d’être un peu émouvant, et dans l’attente qui touchait à sa fin, tous les membres de l’équipe, même les plus sérieux d’entre nous, se comportèrent d’abord comme des enfants joyeux. Faut dire que cette longue nuit de plusieurs mois ne fut pas de tout repos…


Nous avons essuyé des tempêtes traumatisantes, et nombreuses. Quelques pannes aussi, réparées in extremis par nos techniciens de génie à qui l’on doit en quelque sorte notre survie. Le Pôle Nord, c’est bien entendu les conditions difficiles, mais c’est surtout l’absence de soutien extérieur. Nous sommes coupés du monde. Le froid ici n’est pas un tracas dont on se sort en abandonnant, c’est un danger mortel qui menace à chaque instant, et sans issue. Avec le temps on apprend à s’organiser, à réduire les risques, à réagir vite, mais on apprend aussi forcément à avoir les nerfs à vifs. C’est un état qui rapproche des autres en somme, pour le collectif, mais qui rend austère envers soi. Et qui rend la solitude insoutenable. Dans ce genre d’hiver, sous le rire et les accolades, en tapinois, la folie guette.
J’ai cru à un moment pouvoir trouver du réconfort sensuel auprès d’une des physiciennes, qui ne me laissait pas indifférent. C’est qu’on a veillé pas mal de fois ensemble (quand bien même on pourrait parler de veillées dans un monde sans jours). Justement l’absence de vraie nuit, nous libérant de tout couvre-feu naturel, nous obligeait elle et moi à vivre le coucher, qu’on le veuille ou non, comme une entente biologique. Basée sur notre ennui, ou notre fatigue respective. Chacun connaît ici sa mission et s’organise comme il veut, et une grande discussion chaleureuse n’a alors d’autres raisons de s’arrêter que son propre terme intime, ou son propre effondrement. La fatigue parfois ne trouvait pas prise sur la passion qui animait nos échanges, au sujet de nos découvertes récentes en termes d’ours polaires et autres pingouins. Science oblige, elle trop empirique et moi trop le contraire, nous n’avions parfois pas le loisir du repos comme excuse. Et je me suis pris plusieurs fois à imaginer que seul un dérapage sexuel pourrait mettre un terme à nos dialogues frénétiques. Je tentais d’ailleurs régulièrement quelques allusions équivoques, pour voir s’il était possible que nous basculions dans un rapport un peu plus torride, et un peu moins dialectique. Mais chaque fois, soit que je m’y prenais mal, soit que je ne lui plaisais pas (soit qu’elle avait un cœur d’esquimau) je ne recevais en retour aucun signe encourageant. Et j’abandonnai, car j’eus vite l’impression de faire la cour à un glaçon.


Cependant, aujourd’hui, le soleil arrive. Dans quelques minutes en fait. Quand bien même l’un d’entre nous tomberait dans l’eau gelée maintenant, il serait physiologiquement capable d’attendre les prochains rayons pour survivre. Nous pouvons de nouveau nous sentir légèrement indépendants les uns des autres ; et forcément, fort de cette autonomie, nous nous faisons des blagues. Le plus drôle étant bêtement de retirer le siège en plastique, pour voir l’autre s’étaler dans la neige.
La physicienne s’est même assise à côté de moi, elle se colle un peu. Il est un peu tôt pour le dire, mais je crois qu’elle m’envoie des signes. Peut-être sent elle que nous nous libérons tous, moi le premier, et qu’une relation intime n’aurait maintenant plus cette lourdeur pleine d’engagement du soutien réciproque. Peut-être aussi est-elle fière, d’elle-même et des autres, d’être parvenu(e)s au bout de cette longue nuit, et peut-être cela la rend-elle un peu amoureuse. Peut-être aussi, tout simplement, est-elle émue par l’Aurore qui arrive. C’est normal, c’est humain. J’en profite pour lui réciter un petit Rimbaud, que je sors d’habitude aux filles quand le soleil se couche :


Elle est retrouvée.
Quoi ? — L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil


Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.


Et puis je regarde dans le loin, l’œil légèrement romantique. Quoi que je la regarde en coin, pour vérifier mon effet.
La mer ici est gelée, et n’accompagne jamais le soleil là où il va. Nous assistons d’ailleurs à un lever, et non à un coucher. Ma citation soudaine s’en trouve légèrement hors sujet, mais la poésie inspire la bienveillance et la physicienne m’embrasse sur la joue à travers mes gros poils hirsutes d’explorateur. Je ne me suis pas rasé pour l’occasion. Elle, cela dit, rit. Et ce rire change des chiffres, des pingouins, et des ours polaires.


Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.


Le soleil se fait attendre, terriblement. Le temps est lourd.


Certains d’entre nous ont tout de même l’idée de se retourner, et bien entendu le soleil est là. Nous avions simplement dirigé nos regards dans le mauvais sens. Fichues boussoles inaptes ! Dans l’euphorie nous avons tout fait à l’envers, faut dire que les points de repère sur la banquise sont rares. Que la banquise parfois semble glisser sur elle-même et nous offrir chaque jour des paysages différents. Alors nous ne sommes pas tant que ça étonnés de découvrir dans notre dos la blancheur brûlante du soleil de nos jours.
Maintenant qu’on sait cela dit, maintenant qu’on voit, ça nous paraît évident. Le turquoise clair d'avant nous semble bien sombre face au grand blanc qui brûle les yeux. sa chaleur nous irradiait la nuque depuis un moment, et nous assimilions cela à la chaleur de l’alcool. À la chaleur de la joie. À la chaleur de l’impatience. Force est de constater que nous ne nous serions peut-être pas mieux débrouillés que nos ancêtres dans la fameuse caverne de Platon. J’en ai froid dans le dos, malgré les rayons et la banquise en petite fonte encore invisible. Des millénaires d’évolution pour ça… pour des hommes encore capables de rater le soleil… Je suis cela dit aussi un peu amusé. Voir complètement fasciné par le malentendu surréaliste que nous venons de vivre vis-à-vis du cosmos. J’ai envie de rire et de pleurer à la fois, c’est ambigu. C’est à la fois désespérant et rassurant… et ce sentiment, au regard de mes collègues, semble être partagé. Sourires, stupeur, et stupéfaction.
Notre chef malgré tout, se sent l’âme à discourir. C’est qu’il avait écrit un texte, et qu’il était tout excité à l’idée de lire. Je crois même que ce lever de soleil était à ses yeux plutôt secondaire, et que pour lui, finalement, le principal reste intact. Il secoue sa feuille, enfile ses lunettes et se met à lire avec solennité :


«Et quand bien même l’humanité trouverait le moyen de se sauver, et donc de sauver son monde : je crois que je m’assiérais alors contre un arbre, apaisé, mais lui demanderait soudain : « cela te rend-il heureux ? ». Et je souffrirais de ne pouvoir le comprendre.
Alors je trouverai un moyen, et la technique reprendrait sa marche infernale. Le déséquilibre serait à nouveau, jusqu’à ce que l’on comprenne les arbres, et l’équilibre serait alors à nouveau, et plus convenable. Mais alors ce serait pour les animaux que je m’inquiéterais. Ils n’auraient cela dit que peu de considération pour mes turpitudes, et je les verrais se dévorer les uns les autres, dans un équilibre parfait qui me dépasse. Et j’en parlerais aux hommes, qui se dévoreraient les uns les autres, et dévoreraient les animaux. Et la technique reprendrait sa marche infernale, pour mieux dévorer. Et le déséquilibre serait. Et on oublierait les arbres. Et le monde serait en danger, et ce serait un nouveau cycle, au sein duquel l’homme commencerait par se sauver »


nous dit-il. Il a toujours eu l’esprit cynique… un bon scientifique est selon lui un scientifique qui connaît ses limites, et qui n’oublie pas la Terre. Après ce que nous venons de vivre, ce discours est d’une rare puissance. Dur à dire cependant s’il me rend heureux ou triste. J’ai aussi un peu peur que la physicienne ne soit séduite par ces belles paroles. Faut dire que celles-ci sont authentiques, quand les miennes ne faisaient que réciter, ou jouer sur les mots. J'ai peur.


Pourrais-je dorénavant vivre sans cette physicienne empirique, elle qui s'adapte à tout comme le fait l'eau, et s'ennuie ensuite comme l'eau qui dort, quand moi j'irradie et brûle ce tout de mes mots joués, elle, davantage poète que je ne l'ai jamais été, pourrais-je vivre sans elle, maintenant que nous avons vécu ensemble le plus long des hivers ?


Je lève mon verre, pour porter un toast concurrent, car, comme je le dis haut et fort, « qu’il pleuve ou qu’il vente, soleil ou pas soleil, euphorie ou désespoir, amour ou non, il est toujours bon de trinquer. C’est toujours ainsi que l’on traverse et que l’on termine les grandes nuits blanches ». Je sais que les autres me suivront, il faudrait être fou… et la physicienne me prend la main. Les verres raisonnent au-delà de nos respirations, et ne trouvant pas de murs ou s’échouer, leurs cris d’émeraude partent se dissoudre dans l’infini. Et pendant que l’écho disparaît, certains pleurent et d’autres rient. Mais tous boivent leur whisky.


Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.


Là pas d'espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.


Elle est retrouvée.
Quoi ? — L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.

Vernon79
9
Écrit par

Créée

le 7 août 2018

Critique lue 258 fois

7 j'aime

5 commentaires

Vernon79

Écrit par

Critique lue 258 fois

7
5

D'autres avis sur Pierrot le Fou

Pierrot le Fou
drélium
7

Ceci n'est pas un film

Je préviens ça va pas être clair (du tout)... Mais en même temps... Et après on va me dire que je regarde des trucs bizarres qui ne sont pas des films... Mais que cherche Godard ici même ...

le 16 juil. 2011

115 j'aime

25

Pierrot le Fou
Sergent_Pepper
8

Dynamitage à tous les étages

Un film d'une densité impressionnante. Dynamitage à tous les étages, Dilettante et exigeant, foutraque et maîtrisé, drôle et déconcertant. Le film est un art poétique foisonnant qui brasse toute la...

le 7 déc. 2013

92 j'aime

4

Pierrot le Fou
Mad_Gump
4

Intolérable vanité

Bon alors c'est du Godard : et vas-y que je te fais n'importe quoi avec le son, et vas-y que je te colle de la philosophie à deux balles, et vas-y que je te coupe la musique n'importe quand, et vas-y...

le 10 mars 2016

88 j'aime

39

Du même critique

Les Goonies
Vernon79
9

C'est pas parce que l'on est grand que l'on doit rester assis

Dans le premier tome des "Scènes de la vie de provinces", Balzac tentait de nous expliquer comment "durant la belle saison de la vie, certaines illusions, de blanches espérances, des fils argentés...

le 20 mai 2012

25 j'aime

15

Fitzcarraldo
Vernon79
10

Qu'est-ce que le luxe ?

Une gazelle, c'est exotique dans un zoo à Montreux, pas dans la savane. Un labrador, c'est exotique sur l'Everest, mais pas sur une plage bretonne à faire chier les crabes. Et bien voilà c'est un peu...

le 25 juin 2018

22 j'aime

17

The Leftovers
Vernon79
10

Le nihilisme c'est fun!

Spoiler Quand je pense à la mort, ça me fait toujours un truc. Un truc toujours imprévisible. Parfois je me sens serein, comme quand j'ai bien dormi et qu'il fait beau dehors. Parfois je panique,...

le 17 mai 2017

19 j'aime

6