Artiste mythique, à l'oeuvre et à la personnalité fantasques, à la singulière trajectoire l'ayant mené du Chili à la France, du cinéma à la BD en faisant de nombreux détours par le théâtre, la littérature ou encore la tarologie (!), Alejandro Jodorowsky fait à la fois figure de mystère et d'hallucination vivante pour nombre d'amoureux du 7ème art. Une part en a été levé avec la découverte du brillant Jodorowsky's Dune, documentaire au cours duquel le réalisateur et son équipe de l'époque reviennent sur l'échec du projet de l'adaptation cinématographique de la mythique saga littéraire Dune. Échec qui conduisit Jodo à délaisser les plateaux pendant une dizaine d'années, jusqu'à la sortie de Santa Sagre et Le voleur d'arc-en-ciel, à la suite desquels il observa une période de retrait de 23 ans jusqu'à la sortie du premier volet de son oeuvre autobiographique (déjà plus qu'initiée dans le domaine littéraire), à savoir La danza de la realidad. Dans ce dernier (que je n'ai pas encore eu la chance de découvrir), il nous conte son enfance dans la petite ville de Tocopila avec un père autoritaire (déjà joué par son propre fils, Bronto Jodorowsky), auquel il offrait (déjà) une rédemption, et marquait une réconciliation entre l'homme et son enfance. Dans Poesia sin fin, c'est sur son adolescence et sa vie de jeune adulte que Jodo vieil homme pose un regard toujours aussi imaginaire et poétique que dans l'opus précédent, en partant du départ de la famille de sa ville d'origine vers la capitale chilienne. Départ qui constitue un deuxième déracinement dans la mesure où la famille, juive ukrainienne, a quitté son pays natal pour le Chili afin de fuir les pogroms.


Bien qu'il s'agisse du premier film de Jodorowsky qu'il m'a été donné l'occasion de voir, on saisit immédiatement dans cette oeuvre la personnalité haute en couleurs de son réalisateur. Plus qu'un film, c'est un véritable monde dépassant les frontières de la réalité, un univers délicieusement baroque, où les devantures de commerces fermés se voient remplacées par de vastes toiles photographiques rappelant le foisonnement commercial de l'époque, où les rues désertiques sont soudainement peuplées d'une foule compacte et masquée, où la mort se voit annihilée par un retour à la vie. Une oeuvre de Jodorowsky, c'est une démonstration artistique à part entière, une hallucination lucide, où se mêlent toutes les extravagances, une mère ne s'exprimant qu'à travers le chant lyrique, une poétesse-muse-amante rock'n roll aussi barge que l'espace-temps dans lequel elle évolue (toutes deux jouées par l'extraordinaire Pamela Flores, qui se livre ici à deux compositions radicales et ô combien différentes), de vieux poètes aux allures de morts-vivants errant dans un lugubre café après les douze coups de minuit. Surgissent à nos yeux une indéniable audace, un ton singulier introuvable ailleurs, une fantaisie dans laquelle les personnages se livrent et déversent leurs tripes sur l'écran tels des artistes se mettant à nu sur une scène de théâtre. D'ailleurs, théâtral est ce film où l'on voit le personnage principal, aspirant poète épris des magnifiques mots couvrant les pages de Romancero Gitan et issus de la plume de Federico Garcia Lorca, enfermé dans le carcan froid et psycho-rigide d'un père répétant à l'envi son rêve de voir son fils sur les bancs de la fac de médecine, l'art et la poésie étant réservés aux "maricons" ("pédés") dont il l'affuble lorsqu'il le surprend un livre entre les mains. Une énième réunion familiale complètement absurde sera la goutte d'eau qui fait déborder le vase: le trop plein est atteint, l'humiliation de trop, le jeune et fougueux Jodo, dans un acte libératoire, s'acharnera sur l'arbre de la mère à coups de hache et, avec l'aide de son cousin homosexuel (et épris de lui) aspirant artiste, lui aussi freiné par les ambitions paternelles, il s'échappera de la prison familiale et sera accueilli dans une maison d'artistes aussi délurés les uns que les autres, symbole de son émancipation et de son affranchissement d'un cadre paternel autoritaire, (métaphoriquement) esclavagiste, dans la mesure où il aide le paternel à la boutique, mortifère tant pour son vif esprit que pour sa vie (preuve en est avec le cousin conduit au suicide). Film ouvertement expiatoire, dans lequel Jodo tue le père (pour mieux le rétablir), fait de l'art une quête du sens de l'existence (n'est-ce pas le propre de l'art en même temps?), fait se côtoyer monde des vivants et monde des morts au sein d'un théâtre vivant à ciel ouvert (Sénèque ne disait-il pas que « La vie est une pièce de théâtre, ce qui compte ce n'est pas qu'elle dure longtemps mais qu'elle soit bien jouée. »), Poesia sin fin est l'expression, à travers le baroque et l'imaginaire, de la nostalgie jodorowskienne d'un monde perdu et de regrets quant à la réalité qui s'y est produite (et que le cinéma permet de réécrire, telle une deuxième chance symbolique).


C'est une oeuvre indéniablement riche, qu'il est impossible d'analyser à chaud, nécessitant une certaine macération dans notre esprit pour en tirer la meilleure analyse possible. Or, la démesure ne tue-t-elle pas ici le fond? L'excès de baroque - puisque je considère qu'il n'y a jamais trop d'audace - ne joue-t-il pas en défaveur d'un propos fort, intime, qui permet à son réalisateur de se mettre littéralement à nu et de réparer symboliquement (a posteriori) les erreurs du passé, tout en faisant revivre une période d'effervescence artistique extraordinaire, de rencontres farfelues, des instants fantasmagoriques, voire quasi-fantasmées? Dans un océan chimérique, au sein duquel les délires de son auteur sont révélateurs de tourments et, plus que de regrets, de remords quant à la relation avec le père et à son rétablissement postérieur (objet d'une magnifique scène finale), le procédé de la réécriture personnelle sous un angle radical, où les vérités sont révélées sous le masque des affabulations, où les confessions prennent la forme d'illusions, aussi sincère, expiatoire et cathartique soit-il, n'annihile-t-il pas l'objectif premier du film?


Dans Poesia sin fin, Jodo écrit et réécrit incessamment le nom de la liberté, qu'elle soit libération de l'univers carcéral-familial, qu'elle adopte les contours de l'art (la scène où son ami artiste et lui prennent le parti de toujours aller tout droit sans dévier, traversant les maisons, montant sur les véhicules, est en ce sens incroyable), mais également politique, puisque le retour au pouvoir du général Carlos Ibañez, arrivé au pouvoir par un coup d'Etat en 1925 et président du pays jusqu'en 1932, période marquée par des dérives autoritaires et dictaroriales, au Chili fut l'objet de son départ en France (et de sa fuite définitive d'un père qui prend ici le visage de ce dictateur, alors que le père était militant communiste sous la dictature d'Ibañez, et dont la boutique est gardée par un sosie d'Hitler nain). Il ressuscite une époque révolue, celle d'une jeunesse insouciante et naïve, sans être foncièrement immature, le jeune Jodo étant constamment dans une quête du sens de l'existence et de son identité (la scène du carnaval des morts est l'une des plus fortes en ce sens), comme pour conjurer la mort présente tout au long de ce film, le départ de Tocopila comme celui vers la France y étant associés, mais également pour se libérer du poids de ce père auquel il n'a dit ni au-revoir ni adieu. Tout le long de cette poésie éternelle, Jodo devenu vieil homme s'exprime à son jeune alter-ego, qui n'avait alors ni le recul, ni l'expérience, dont la fougue, l'exaltation, l'impétuosité, l'emportement prenaient le pas sur la raison et la sagesse qu'un (plus ou) moins de vingt ans n'a pas. En même temps, qu'il fait bon ne pas être sage... La résurrection ne touche, par ailleurs, pas uniquement à celle d'une insouciance perdue, une effusion culturelle incroyable, la rencontre avec un vivier d'artistes pétulants et extravagants. Jodo nous parle aussi de la rupture avec un pays disparu, à une époque révolue, tous deux détruits et réduits en cendres (ou en morceaux, tel un tremblement de terre ou un incendie emportant tout sur leur passage) par le retour au pouvoir - de manière démocratique cette fois-ci - d'un dictateur surfant sur le populisme, dans un Chili marqué par une profonde instabilité économique et politique tout au long du XXe siècle, et les quinze années de dictature de Pinochet.


Ainsi mis en lumière et explicité - et le film est tellement riche que nombre d'éléments me sont sans doute passés à côté -, Poesia sin fin révèle la folie de son auteur-créateur, sa brillance, son talent, son être artistique, mais avant tout sa sensibilité, sa volonté de renouer avec un passé avec lequel il fut longtemps fâché et sur lequel la page n'était pas encore tournée (encore faudrait-il qu'elle le soit aujourd'hui). Tuer le père pour mieux le rétablir, tel pourrait être le leitmotiv de ce film expiatoire que j'ai personnellement trouvé trop long, la première partie étant à mon sens un concentré de rythme, l'initiation à un univers fantasmagorique que j'apprécie énormément et auquel j'ai été sensible, une musique baroque et mélancolique mettant en notes un rêve/cauchemar éveillé et halluciné à la fois. La seconde partie, tout en restant intéressante et sans rupture stylistique, m'a à vrai dire apporté lassitude et langueur, comme si la mélodieuse cadence de la précédente laissait place à une relative adynamie.


Qu'on soit sensible (ou pas) à l'univers d'Alejandro Jodorowsky, qu'on entre de pied ferme dans des hallucinations à la fois lucides et fantasmées (ou qu'on y reste extérieur), nul ne peut nier la singularité et l'audace d'une oeuvre délirée et hors des clous, d'un cinéma que l'on voit trop rarement dans les salles obscures. Une oeuvre inclassable, dépassant le simple cadre du septième art, un film d'artiste pour une vie d'artiste, qui questionne la condition de l'artiste dans un monde confronté quotidiennement aux réalités et au sein duquel trouver sa place et sa reconnaissance en tant qu'artiste n'est pas une sinécure. De fait, comme l'art questionne le sens de l'existence, l'existence questionne à son tour le sens de l'art. On pourrait méditer de longues heures sur cet objet d'une étonnante finesse, dissimulée sous le vernis d'une fantaisie mélancolique. En somme, une Poesia sin fin.

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le 28 sept. 2016

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