Robert Bresson tente avec les Quatre Nuits ... d'établir une passerelle entre Dostoievski (la nouvelle "Les nuits blanches", déjà adaptée, de façon très différente, par Visconti) et l'univers pacifiste des années 70, sa musique et ses images, dans lesquels baigne en permanence ce drame romantique.

Quatre Nuits d'un rêveur est d'abord un film romantique, à deux personnages (le troisième, celui de l'amant, ne nourrissant que la trame de l'histoire) où l'on retrouve les grands thèmes (et les grandes questions) propres au romantisme, la force de l'attente, porteuse à la fois d'espoir et de crainte, mais aussi de désespoir et (pour le personnage masculin) de refoulement,ou la place de la sexualité - exaltée, importante mais pas perçue comme la fin ultime, ou refoulée. On retrouve là deux thèmes clés des Deux Anglaises ... de Truffaut, sorti la même année. cela pourrait indiquer que l'on touche à des questions importantes au début des 70', entre la censure, la chape morale de la décennie précédente et la nouvelle libération (difficile) à assumer. Cela dit, le film de Truffaut, riche et complexe, s'inscrit délibérément à contre courant, dans la continuité de l'oeuvre engagée.
http://www.senscritique.com/film/Les_deux_anglaises_et_le_continent/critique/22207529
Bresson par contre transpose son propos dans l'époque moderne, de façon pour le moins hardie, "s'encanaille", découvre la musique moderne et, depuis une Femme douce, le cinéma en couleur et le la nudité. Cette évolution traduirait-elle des concessions à un cinéma plus spectaculaire ?

Qu'on ne s'y trompe pas - il s'agit bien d'un film de Bresson, et même par instants du Bresson le plus redoutable. Le thème est sans doute romantique, mais il tourne par instants à un sentimentalisme exaspérant, lorsque les personnages (elle surtout) reprennent en boucle les mêmes phrases sur le même ton monocorde (il m'avait dit qu'il reviendrait, il ne revient pas ...), jusqu'à la caricature (la répétition en voix off du nom de l'héroïne, par le personnage masculin, sur une tonalité et avec un visage des moins convaincus - Marthe, Marthe, Marthe, Marthe, Marthe ...). Dans la même perspective, les dialogues sont à la fois longs, démodés, très décalés avec l'époque, parfois abscons (le discours, heureusement très bref, mais très pénible et très peu cinématographique, du peintre qui donne envie de tout arrêter). Enfin, et, cela va de pair, l'interprétation particulièrement pénible des deux acteurs, très peu charismatiques, qui jouent très faux, et respectent en ce sens et à la lettre le parti pris bressonnien d'évacuer tout aspect psychologique.

Et pourtant on réussit, sans grands efforts, à entrer dans le film, à adhérer au propos, à s'intéresser (sans parasitage psychologique) à ces deux personnages.

Il y a d'abord de très belles scènes, qui demeurent longtemps après la vision film : le bateau-mouche illuminé sous le Pont Neuf (magnifique, avec l'apport d'une très belle chanson brésilienne), toute les taches lumineuses qui éclaboussent la nuit lors des quatre rencontres, les figures géométriques dessinées par les portes fermées, entrouvertes, découpées par des rais lumineux (des obsessions de Bresson), le très beau nu d'Isabelle Weingarten.

Il y a aussi la place de ce film dans la filmographie de Bresson, qui représente peut-être de façon emblématique sa place dans le cinéma français. On a déjà évoqué un certain parallélisme avec Truffaut. Mais l'influence sur Carax, sans doute un peu anecdotique, est évidente avec les Amants du Pont Neuf, dans la symbolique et dans le poids des images, et plus encore avec Jean Eustache - Bresson est explicitement cité dans la Maman et la Putain, et Isabbelle Weingarten (en marge des trois personnages principaux, mais dans un rôle à nouveau aussi austère qu' important) y reprend son personnage des quatre nuits et finit par se marier (conclusion très pessimiste et anticipatrice par rapport à l'exaltation initiales des 70') ... avec un personnage entrevu quelques secondes et interprété ... par Eustache lui-même.

Il y a enfin le drame final final, poignant et sans pathos (mais qui touche peut-être d'autant plus), du personnage renvoyé à sa solitude extrême (celle, totalement désincarnée, que l'on découvrira plus tard avec un Homme qui dort), entre ses pots de peinture, ses pinceaux, ses tableaux (que l'on voit à peine) et le magnétophone qui lui sert d'unique confident. Et à ce moment on peut avoir la sensation que le temps est passé assez vite et peut-être l'envie de revoir au moins quelques fragments du film.
pphf

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