Et le taureau furieux devint une grosse vache

Martin Scorsese n'aimait pas les films de boxe. C'est De Niro qui a insisté. Sortant d'une période sombre, il s'est laissé convaincre. Mais attention : il ne ferait pas un Nième film de boxe. On allait voir ce qu'on allait voir.


Indéniablement Scorsese magnifie son sujet. Comme souvent chez lui, ça part sur des chapeaux de roues : ici, un boxeur qui danse seul sur le ring, puis un combat débouchant sur une hystérie collective, chose que Scorsese sait particulièrement saisir (qu'on pense au combat initial de Gangs of New York par exemple).


Le premier combat est filmé de façon relativement classique et, progressivement, de combat en combat, Scorsese va glisser vers l'abstraction, pour aboutir au fameux ultime affrontement, contre Sugar Ray Robinson. Là, le champion noir - qui était vénéré par Miles Davis, pas moins, pour son style - va apparaître comme une sorte d'ange exterminateur : celui auquel s'offre Jake LaMotta, qui entend expier ses péchés.


Car, comme toujours chez Scorsese, la référence religieuse est omniprésente - ne serait-ce que sur les murs ornés de crucifix ou d'icônes. Cet ultime combat, avec bras en croix le long des cordes du ring et sang dégoulinant, est une allégorie de la passion du Christ. Et, lorsque à la fin l'ancien champion se retrouve au trou, on ne peut que penser à la mise au tombeau qui précède la résurrection. A la fin du film, LaMotta n'est pourtant pas réellement en route pour le ciel. Au moins est-il plus lucide sur lui-même, d'où la citation finale tirée de St-Jean, en substance "tout ce que je sais, c'est que j'étais aveugle et que je vois". Une phrase d'une grande profondeur, mais qu'il n'est pas de notre propos d'analyser ici.


Raging Bull met en scène un dieu dès qu'il est sur le ring, qui se conduit en pauvre type dès qu'il le quitte. Mais LaMotta n'a pas la lucidité de le voir : il est en effet "aveugle". Pour bien le montrer, Scorsese recourt à la couleur pour tout un tas de clichés très "famille idéale" : ce n'est pas la vérité. Fort logiquement donc, en homme qui n'aime pas qu'on lui renvoie une image peu flatteuse, Jake ne tarde pas à larguer son épouse qui a le front de lui tenir tête. Exit donc la furie savoureuse qui ne se laissait nullement impressionné par le bonhomme (chez Scorsese, les femmes ayant du caractère ne font généralement pas long feu).


A la place, une jolie poupée obéissante, filmée de très près par Scorsese cherchant à transmettre l'intériorité de son héros. Elle s'assied sur les genoux qu'on lui indique et passe au champion toutes ses sautes d'humeur. Même lorsque celles-ci vous défigurent... j'avoue que la femme qui vient de se prendre des beignes et qui retombe dans les bras de son tortionnaire dès que celui-ci se montre un peu tendre, j'ai beaucoup de mal. Combien de jeunes kakous adopteront cette attitude, fascinés par l'aura de leur idole ? Combien de jeunes femmes, qui s'identifieront, et c'est peut-être encore plus grave, à cette bimbo soumise ? On ne le saura jamais, mais un réalisateur a tout de même une responsabilité dans ce qu'il montre. Je ne serai jamais pour la censure, toujours pour la responsabilité d'un créateur, et Scorsese se montre ici bien complaisant.... Mais je m'éloigne du film.


Tout le propos de Scorsese est de faire apparaître le gouffre entre la star et l'homme.


La star. Elle impressionne d'autant plus que le film ne montre de lui que des victoires - dans une succession que j'ai d'ailleurs fini par trouver lassante. Sauf deux : un combat qu'il fait exprès de perdre et un dernier combat où il s'offre en sacrifice, en sauvant l'honneur toutefois puisqu'il n'est pas envoyé à terre.


L'homme. Il est assez pitoyable : d'une jalousie maladive, colérique, orgueilleux (on le voit incapable de s'excuser auprès de son frère au téléphone), mais aussi capable de soumission comme tout le monde lorsqu'il est face à un parrain de la mafia... Cette distorsion par rapport à son vécu sur le ring le ronge, jusqu'à la fameuse scène paroxystique contenant le fameux "you fuck my wife ?" avec son frère. C'est là qu'il cogne Vickie, puis son frère. Dès lors, le remords va le ronger jusqu'à ce qu'il réclame lui-même d'être puni (on pense à Crime et châtiment bien sûr).


Il faut dire un mot de ce frère, incarné par l'excellent Joe Pesci, qui nous gratifie du pétage de plomb que l'on attend de lui dès qu'il apparaît dans un film de Scorsese : la scène au Copacabana où il s'acharne sur Salvy jusqu'à le finir "à la portière de taxi" est assez savoureuse. Mais on est à Little Italy : il faudra donc se faire gronder par le parrain et faire la paix comme deux garçonnets pris en faute. L'ombre menaçante d'une mafia qu'on ne verra jamais violente plane sur tout le film, avec une certaine subtilité.


Le film parle aussi beaucoup de l'Amérique, ce pays à l'histoire toute jeune qui a besoin de se nourrir de mythes, notamment de celui du surhomme. Une fois le héros tombé à terre, ne reste plus que le divertissement. Jake tente une reconversion dans le show biz car "the show must go on" : l'important est de donner aux gens ce qu'ils attendent, boxe ou autre. Qu'en dit Mme LaMotta ? Elle aimait Jake parce qu'il boxait. Elle l'avait suivi pour cette raison et le quittera vingt ans plus tard (sans avoir pris une ride, notons-le), alors qu'il semblait s'être assagi, pour cette raison aussi : parce qu'il ne boxe plus. Elle peut bien déclarer à la presse qu'elle est contente "parce qu'il est tout le temps à la maison", LaMotta, dont la lucidité commence à affleurer, sent bien que ce n'est pas la vérité, et la coupe, reprend la parole, demande une photo, comme pour figer un fragile équilibre. Scorsese a si bien su sublimer les combats dans le ring que ces one man shows paraissent pitoyables. Une résurrection d'opérette. Pour bien le montrer, De Niro n'a pas seulement pris 20 ans, il a pris 20 kg. Lui qui se battait pour en perdre deux ou trois lorsqu'il boxait s'est laissé aller de ce côté-là : le taureau rageur est devenu une grosse vache.


C'est vraiment brillamment réalisé, et l'on trouvera moult analyses sur le net qui obligent à se rendre à l'évidence, à commencer par, une fois de plus, le très riche dvdclassik, qui analyse notamment plan par plan le combat avec Robinson :
https://www.dvdclassik.com/critique/raging-bull-scorsese


Mais pour dire quoi ? Le film suscite, finalement, bien peu de réflexion. Comparer LaMotta au Christ, ok, mais pour dire quoi au juste ? C'est là que, pour moi, le film cale. Raging Bull, un film brillant, mais assez peu fécond. Moins de maîtrise, plus de maladresses dans Who's That Knockin At My Door ?, oeuvre de jeunesse pour moi plus attachante, qui m'a fait franchir la barre du 8. Là, je résiste un peu - un tout petit peu - au mythe. Faut dire que je ne suis pas américain.


7,5

Jduvi
7
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le 16 déc. 2020

Critique lue 70 fois

Jduvi

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