Inclination vers la grandeur

Lorsque Ran commence, tout fini. Parce qu'il est inutile de nier tout d'abord cette première évidence : le film est un régal visuel pour les pupilles.
Ce sont ces images d'une trop rare perfection, venant se mêler à la fulgurance des couleurs. Du bleu, du jaune, du rouge, venant poser leurs tâches multicolores sur la grisaille d'un monde, venant se détacher pèle mêle de la verdoyante des collines, des paysages. C'est ce vaste espace à l'immensité asphyxiante, sur lequel galopent, dans leurs costumes de samouraïs, des soldats qui errent de par le monde. Le décor est là, le tableau se tient dans toute son immensité : c'est cette beauté grandiloquente, humble, sauvage. D'emblée, tout se fracasse en vrac dans le cerveau, et alors nos propres pensées viennent se mêler au fil continue des images : ne pas en perdre une miette, ne pas perdre une miette, ne pas perdre une miette.
C'est cela que l'on se dit, dès le commencement, lorsque les hommes ont assez vécu pour continuer de vivre, et que nous nous laissons alors emportée de plein gré, dans l'envoûtement considérable d'une oeuvre cinématographique. Celle de Kurosawa, grand maître japonais, aux films inconnus jusqu'alors de nos yeux qui n'y connaissent rien. Pas même la fureur, pas même la grandeur. Nus, ils deviennent face à Ran. Démunis, ils sont, ils découvrent, s'écarquillent. Se figent face à la toile de l'écran géant. Deux perles rondes sur le visage d'un enfant. Nos yeux, à cet instant, ne sont rien d'autre.


"Dès que nous naissons, nous pleurons d'être venus sur ce grand théâtre de fous..."


Et l'ironie alors. L'ironie des hommes parmi la guerre, dans ce qui paraît être un film habité par l'absurdité humaine, un film fou, sans frontières, qui livre là son unique incapacité de petitesse. C'est un humour où la grandiloquence des paysages, et avec ça celle des personnages, contraste avec la miséricorde de l'absurde folie des hommes : loufoque, burlesque, c'est un humour qui balance sa justesse tel un long fleuve s'écoulant à l'infini, jusqu'à ce qu'il s’assèche. Il ne reste plus rien d'autre alors que la beauté du vide, la vacuité de l'existence, la pureté grandiloquente du monde. Et les hommes encore, toujours les hommes, qui sans cesse cherchent la guerre, la colère.


Sur les 2h42 que dure le film, on aimerait que jamais il ne se finisse. Car malgré sa lenteur, Ran demeure sans limite. Tels ces soldats qui cherchent la mort en se trucidant mutuellement, l'oeuvre donne l'impression d'un orage venu piétiner nos minces convictions d'être humain sur terre. Nous sommes néophyte d'un monde où le cinéma ne cesse de grandir, d'être, de se dévoiler, de chavirer. Nous sommes devant Ran comme dépossédée de nos propres moyens, comme amoindrie, et pourtant en vie, comme rarement.
Et lorsque la musique déjà bien trop rare, vient se superposer aux images déjà grandioses de beauté, le monde s'effondre tout doucement autour de notre mince corporalité. Ce sont ces pics de beauté venus raviver l'émotion d'une oeuvre cinématographique à l’ampleur monstre, considérable.
Lorsque la musique arrive au cinéma, c'est toujours le rationnel qui s'évapore instantanément, afin de laisser place à la pureté des émotions, au surgissement soudain du cœur qui s'emballe alors qu'il n'a rien demandé à personne.
C'est toujours pour effriter l'intellect que la musique au cinéma s'empare des images. Qu'elle trouve son surgissement afin de laisser le cœur parler à la place du cerveau, enfin.


Ensuite, tel l'orage en plein milieu d'un film, il y a cette scène de bataille qui vient s'adjoindre, soudainement silencieuse parce que sans mots. A la place, la musique encore, et l'immense longueur d'une scène de bataille qui ne s'arrêtera plus avant l'ultime secousse d'une parole : le mot venant briser la danse fatidique des hommes. Car oui, l'entière scène est une danse, une chorégraphie de corps, de sang, s’affrontant dans l'obscurité des braises. C'est un long massacre d'une beauté noire, sanguinolente, ténébreuse, envoûtante : lorsque les mots ne sont plus et que seule demeure la musique, c'est un brouillard de corps dans un ballet de danse, une longue chorégraphie écorchée, de flèches jaillissant de tous côtés, tombant comme des mouches parmi la poussière, les flammes de l'enfer, les drapeaux rouges et jaunes brillants dans la nuit. Et rien n'est plus beau alors, que cet enfer de chairs sanguinolentes.


Malgré son ironie suprême, sa loufoquerie inaltérable, le film s'avère au final d'une noirceur à couper le souffle, obscure comme du gouffre, paralysée dans l'horreur d'une guerre sans échappatoire, dans un monde où finalement, même Dieu ou Bouddha ne sont d'aucun secours. Cela, l'immense personnage de ce grand fou libre comme le vent, nous le montre. Lorsqu'il jure au nom du ciel, c'est d'une beauté à en crever, d'une puissance si grande que plus rien ni personne, ne peut rien y faire, ni Dieu, ni Bouddha, ni personne.


"Il n'y a donc ni dieux ni Bouddha ? Si vous existez, oyez ! Vous, les malfaisants, vous ennuyez-vous là-haut que vous vous tuez par jeu ? Est-ce si drôle de voir les hommes pleurer ?"


L'homme est ici une souillure, une lamentation dans une plaine bordée de larmes, une vacuité, un néant. C'est d'une humilité sans borne qu'il se tient aux pieds du monde, alors même que la guerre a tout ravagée sur son passage, qu'elle a déballée sa longue subsistance, et qu'il n'y a plus rien. Rien.
L'empereur et sa longue barbe blanche, pourrait être alors la métaphore d'un Dieu seul face à l'univers. Un Christ sanguinolent, en robe blanche et rouge traînant sur la terre. Un Christ fou, en loque, absente d'elle-même, devenue folle à son tour, se démarquant du ciel en arrière plan. Ou bien c'est cette image d'un Père Noël qui n'attend plus que la mort, le gouffre, enfermé à jamais dans son inéluctable folie.


A sa toute fin, le film nous laisse pantois dans notre mince condition d'être humain. Démuni mais vivant comme jamais, la grandiloquence d'un film qu'on vient de voir est si spectaculaire qu'elle en est alors beaucoup trop précieuse.
Le film de Kurosawa nous place dans une forme d'humilité bien trop rare, une indignation vers la grandeur. La grandeur, ce n'est pas Dieu ni Bouddha. C'est Ran, ou alors Kurosawa. C'est lui le Dieu, si de Dieu il y a.

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le 15 avr. 2016

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Lunette

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