Bagdad Café ou l'histoire d'une époque, de celle défroquée d'une Amérique souillée, paumée, au comble de l'absurde. C'est ce café qui ne sert plus de café parce que l'un des mec a oublié de racheter un percolateur neuf. C'est cet humour irascible, cruel, déjanté, au comble de la jubilation, où la loufoquerie altère dans des images d'une beauté sans nom, où la cruauté se niche dans ces gros plans parfois au plus près des visages.
Bagdad Café est un grand foutoir d'ingéniosité. Dans ces méandres, il porte l'extrapolation d'un De Palma ou d'un Cry Baby, l'humour d'un Arizona Dream, l'ambiance d'un Paris, Texas. Tout s’entremêle pour créer des images à la beauté colorimétrique à couper le souffle, photographies en Technicolor qui possèdent l'incroyable kitsch d'une époque où tout transpire de couleurs, où le ciel est bleu, là haut, tout là haut.
Perdu en plein désert, au fin fond des Etats-Unis, on dirait un western où le ranch délabré remplace une station service désaffectée, où la vie reprendra son cours, petit à petit, jusqu'à propager son bonheur à la gueule de tous. Car il n'y a rien d'autre, c'est cela qu'on veut, du bonheur en confetti pour une humanité qui transpire de joie, de vie.
Parce qu'ici, rien ne fait semblant. Tout déborde, de tout, de vie. Tellement que vers la fin, il y en a trop. Trop, comme dans Cry Baby, de ce sucre, de ce bonheur, de cette extrapolation où la joie de vivre se fait presque écrasante.


C'est cette femme qui erre seule, dans le désert. C'est l'homme de Paris, Texas version femme, une allemande délaissée, qui atterrit au fin fond des Etats-Unis, là où il n'y a rien, là où tout est plat. C'est ce chapeau vert à plume qui remplace la casquette usée et rouge de Travis, protagoniste de Paris, Texas, homme délaissé, déchu. Les deux êtres sont semblables, paumés dans une réalité où leur moitié s'en est allée, abandonnés qu'ils sont, dans une réalité vide de sens, pétrie : ce vaste espace, ce désert d'une Amérique délabrée, est l'illustration parfaite du sentiment d'abandon qui tord le ventre et les cœurs, et qui permet aux deux individus, l'une une femme, l'autre un homme, d'avancer, et de continuer, coûte que coûte. C'est au personnage de cette femme d'appréhender l'absurdité humaine, et de transformer le monde qui l'entoure en un flot de bonheur. C'est à Travis, personnage délaissé, d'errer à travers l'Amérique pour accéder à sa finalité, son but, sa destinée.
Au début, ce n'est qu'une longue errance, la fin d'une idylle : à sa finalité, les deux films rejoignent le même bout : ils parviennent au bonheur, à la finalité heureuse d'une vie, à la destinée calculée d'une formule mathématique.


Il n'y a qu'à voir ces images, où l'étrangeté d'un ciel beaucoup trop bleu vient se contraster sur ce visage de femme en chair. Lorsque la rencontre se fait, la femme blanche essuie son visage dégoulinant de sueur, la femme noire essuie son visage dégoulinant de larmes. L'ironie est pleine, entière, grandiloquente, jusque dans l'accoutrement vert bouteille de cette Bavaroise à chapeau à plume. Le chapeau de Robin des bois en guise de porte bonheur, elle trépigne, elle s'égare, et devient de plus en plus attendrissante au fur et à mesure que se déploie le film.


C'est une ligne droite, fait de rebondissements. C'est un point A qui erre lentement, jusqu'à arriver au point B, la finalité heureuse, le but.
C'est une caricature, une extrapolation jusqu'à la moelle de la moindre situation, du moindre individu, jubilatoire à en crever, tous autant qu'ils sont.
On pourrait citer l'incroyable énergie de cette seule actrice, patronne de café attendrissante mais qui pourtant, au commencement, ne porte aucun égard à cette Bavaroise coincée, mais au final libérée, d'un poids qui l’accapare, d'un tout. Ce sont deux femmes qui se rencontrent par le hasard des choses, et qui, possédant le même poids indescriptible d'un homme envolé, s'unissent parmi l'existence, et deviennent une même unité, un tout cohérent, une lumière.
Parfois, c'est le grand foutoir d'un film de Robert Altman, et alors la vie débordante d'un petit café perdu au milieu de nulle part, fait penser à ce même autre petit bar dans un film Israélien, méconnu, mais pourtant sublime de beauté : La vie selon Agfa.


C'est ce film dans lequel on aimerait se perdre, rencontrer l'humanité débordante d'une Amérique miteuse, pour goûter le bonheur d'une joie simple, dépourvue de toute artificialité.
C'est ici que le cinéma trouve tout de sa lumineuse grandeur. Dans le gouffre sans issue d'un flot indescriptible d'étrangeté, d'humour, de grandeur.


Badgad Café c'est un film, c'est ce film.

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le 18 mai 2016

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Lunette

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