D'abord, la nuit. La nuit avec ses rues glauques, ses voitures balayant les jets d'eau venus nettoyer les vitres sales. D'abord, la nuit. Avec ses putes à tous coins de rues, ses camés, drogués, macs. La nuit avec ses lumières multicolores de phares de voitures, de lampadaires, d'enseignes lumineuses de Sex Shop douteux. Les couleurs venant colorer le regard en gros plan de Robert de Niro, vissé au pare brise, scrutant la racaille des rues.
Et la musique autour, l'incroyable musique de Bernard Herrman qui donne au film toute son ambiance, une ambiance lente, majestueuse, qui accompagne Travis dans la nuit, dans son taxi où tout roule, roule, roule lentement.
La nuit colorée de New York qui défile devant le regard impassible de Travis, alias le chauffeur de taxi déprimé, qui n'en peut plus de vivre, qui veut changer, et à tout prix.
Les premières images de Taxi Driver démarrent dans un espèce de psychédélisme fou, coloré, élégant. Et le gros plan sur le regard de Robert De Niro sera le seul de tout le film.
Après, vient la scène d'ouverture, extraordinaire comme tout le reste, jusqu'aux moindres parcelles d'imperfections : car de toutes manières, dans Taxi Driver, des imperfections, il n'y en a pas.
C'est dans ce film, dans cette scène que j'ai découvert il y a quatre ans l'extraordinaire Robert De Niro : un bureau et le brouhaha autour. Deux mecs qui se disputent en arrière plan, derrière une vitre. On ne les entend pas, on imagine leurs paroles sans doute. De Niro est là, flambant neuf dans sa frêle jeunesse. Avec cette superbe voix, cette façon de parler propre à Scorsese, cette gueule d'ange, il est là et on le questionne. Pourquoi taxi ? Pourquoi ? Etc.
L'immense, l'incroyable sourire de De Niro qui sort d'un coup, comme ça, sans prévenir.
Il y a quatre ans, j'ai découvert l'incroyable sourire de Robert De Niro. Il ne m'a plus quitté. Bob, Bob, Bob, Bobby.
Travis roule dans la nuit, visage impassible. Il roule et derrière lui les clients changent, pause après pause, montées après montées.

Taxi Driver décèle la violence d'un monde où tout est fatal, voué à l'échec. Plus loin encore, il perce la partie inconsciente de l'être humain, cette part extrême de violence cachée en tout un chacun. Cette envie un jour de tout foutre en l'air.
Travis est la métaphore d'une violence extrême, totale, exactement comme le personnage d'Al Pacino dans Scarface de Brian De Palma, tourné dix ans plus tard.

Scorsese signe ici un film gigantesque, magistral, sans la moindre parcelle de défauts, aux plans, aux images, aux couleurs, aux matières toutes spectaculaires. Il prend des risques à filmer de façon imprévue, à une époque où cela déroute : De Niro au téléphone, et la caméra qui s'éloigne de lui pendant qu'il parle, se bloque dans un long couloir immensément vide. Alors, rien d'autre que la voix de De Niro en hors champs.
J'aime ces plans soudain vides, incohérents, aux moments inattendus. Ces prises de risques. Ces soudaines embardées. Ces parenthèses insoupçonnées. Surprise, magie, et tout part en vrille. Nos yeux en redemandent, encore, encore.
Que c'est beau le cinéma.

Mais peut-être qu'il ne sert à rien de déblatérer encore et encore sur l'importance de Taxi Driver. Peut-être que Taxi Driver est un chef-d’œuvre, tout simplement. Point. Nous l'avons si souvent dit et répété, partout tout le temps, trop souvent, bien trop souvent. Parfois, de trop parler d'un film ne démystifie-t-il pas le cinéma ? Dire d'un film que c'est un chef-d’œuvre ne provoque pas un changement de perception, de regard, une perte de sa vivacité, de sa plénitude ? Prendre un soin trop grand, trop vif à la Joconde ne la désacralise-t-elle pas ? Le regard pur qu'on porte sur les choses, sans parasites. L'anéantissement d'une œuvre engluée dans des étiquettes.

Alors, pourquoi. Oui, pourquoi ? Pourquoi peut-on dire que le film de Scorsese est un chef-d’œuvre ? C'est la question que je me pose à chaque films, que j'essaie d'élucider consciencieusement.
On pourrait citer nombres d'astuces, d’ingéniosité propre au cinéma de Scorsese. On pourrait citer l'élégance qu'installe la langoureuse musique de Bernard Herrman, mort quelques mois ou quelques jours ou quelques heures ou quelques minutes, après la finition de la musique. On pourrait citer l'énormissime talent de Robert De Niro, les dialogues toujours, du tac au tac, comme dans un souffle, très grand. Ces dialogues bruts, qui sortent d'un coup, comme ça, non réfléchit surtout, qui ne prennent pas leur temps, qui vont trop vite parfois, sortant de l'âme, du cœur, des tripes de tous les personnages. Un immense bloc de spontanéité : l'infini contraire d'un Rohmer ou d'un Godard, ou tous ceux de cette Nouvelle Vague si chère à mon cœur, mais qui n'a ici absolument rien à voir avec le cinéma de Scorsese, oh non ! (hormis, se référer peut-être à Who's that knocking at my door, vraiment le seul film et le tout premier de Martin Scorsese à s'être inspiré de la Nouvelle Vague : un exercice de style flamboyant !)
Et la fin, la fin, gigantesque, bien sûr. La fin phénoménale, gargantuesque de Taxi Driver, avec ce flot de violence qui jaillit d'un coup, sans prévenir, avec ce soin d'un réalisme saisissant, cette ambiance sombre, sombre, la couleur rouge autour et le doigt, la main si célèbre de De Niro qui vient se poser sur sa tempe. Cette main couverte de sang qui vient comme un dernier secours, comme pour s'achever soit-même, ou bien pour achever ces flics qui rentrent au ralenti, en pause, sans bouger : l'image fixe en contre plongé, l'entière scène d'un plan qu'on voit de haut. Alors tout est ralenti, tout est sanguinolente, achevé, comme une pause qu'on reprendra plus tard après l'extrême violence. Ensuite, il y a la musique, la grande musique qui vient accentuer le tout, faire de cette scène un observatoire qui tournoi tournoi tournoi au ralenti.
Comme un souffle après l’ouragan.
On pourrait remarquer la grande similitude des façons de parler de Scorsese et De Niro, cette façon pleine de nervosité d'enchainer les phrases, de parler sans souffle, sans lever le pied, comme sur un fil.
Martin Scorsese, d'ailleurs, est complètement flamboyant dans ce seul rôle posé là comme un souffle, un courant d'air, une vague.
Et bien sûr, inutile de redire la scène si célèbre d'un monologue devant un miroir. Inutile de décrire l'extraordinaire performance de De Niro, l'extraordinaire improvisation qui nous regarde de face.
Pour toutes ses choses, Taxi Driver est un chef-d’œuvre.

Un film radical, extrême, magistral, dans son entièreté.
Tout est dit.

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le 2 mars 2015

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Lunette

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