Il fait un peu froid dehors, mi-décembre, le grand écran délivre une image superbe. Le canapé a été déplié. Les coussins sont aussi moelleux que chauds et la petite couverture finit d'instaurer un climat propice à siroter la beauté d'un Blu-ray signé monsieur Criterion. Attention, grand spectacle en perspective : maître Kurosawa convoque les mânes du théâtre et de la mythologie.

D'entrée de jeu, la pluie diluvienne essore le décor, de vieux bâtiments délabrés par une guerre et les détails visuels, la richesse qu'offre l'inventivité du cinéaste éclaboussent l'écran. C'est somptueux. C'est le cinéma dans toute sa splendeur ; elle ne se dément jamais.

L'écriture d'un scénario intelligent, un Toshiro Mifune extra-ordinaire, une mise en image grandiose et voici la trilogie gagnante de Rashomon. Les deux premiers sont intimement liés, évidemment.

Cette histoire racontée à trois voix n'est pas seulement ingénieuse : elle fait l'essence ainsi que le suspense du film. Qui faut-il croire? Où est la juste vérité ? Si jamais tous mentent, comment croire en l'humanité ? Sommes-nous tous pourris, corruptibles? Portons-nous une part d'immoralité intrinsèque, consubstantielle, indélébile ? Ces questions ne sont pas posées de manière abrupte mais découlent comme il se doit d'une logique imparable. Le scénario si intelligent qu'il en paraît lumineux est tout d'un bloc évident. C'est naturellement que la réflexion s'impose au spectateur.

D'autant plus que la nature environnante et le caractère "physique", charnel des personnages sont mis en avant pour souligner les enjeux intérieurs qui sont éprouvés par eux. La mise en scène de Kurosawa n'a rien d'évanescente. Elle propose des personnages, une action, un cadre très vivants. La réflexion sur l'animalité, la violence de l'humanité n'est en rien un jeu philosophique, un jeu de la pensée. Au contraire, cette pensée est incarnée, subit la contrainte des corps. La peur, la souffrance, le désir influencent le comportement, les sentiments et jusqu'à la moralité des personnages.

Avec un élément déclencheur ô combien charnel : le brigand Toshiro Mifune est la bête, humaine par dessus tout, paradoxale, un être fruste, désinhibé par sa force, qui désire et obtient ce qu'il veut, s'en réjouit, peu importe les conséquences, les punitions sociales. Il a décidé que sa marginalité lui donnait toute licence. Il est pleinement l'immoralité faite corps, assumée. Et Kurosawa le filme de façon à le montrer le plus effronté possible, le plus sensuel possible. Tout à son aise, transpirant, presque nu, il y a un plan au début du film où il semble tout droit sorti d'une éprouvante baise. Adossé à un arbre, la lumière du soleil joue entre les feuilles des hautes futaies et le brigand se réveille tel un monstre de lubricité antique. Oui voilà, le brigand est un satyre! Rien n'est dit, tout est suggéré par la brillance de la mise en scène. Génial.

Tout comme avec la pluie au tout début, le film raconte la fin du monde et pose les questions que ces périodes eschatologiques engendrent chez les hommes.

Avec le double, voire le triple langage que les divers témoignages livrent d'un même événement, le récit narre la complexité de définir la vérité, l'absolue, celle que tout le monde appelle de ses vœux, mais qui semble très souvent échapper à la connaissance, tant les interprétations et les mensonges viennent en détourner ou détruire l'accès.

Film profond autant qu'esthétique, admirable, Rashomon est un des Kurosawa que je préfère.
Alligator
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le 31 déc. 2014

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Alligator

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