Requiem pour un massacre, c’est le type de film dont on pourrait dire «Il y a ceux qui l’ont vu, et puis il y a les autres». Certes, la formule a quelque chose d'emphatique, mais il y a aussi quelque chose d’infiniment vrai là-dedans, quelque chose de l’ordre de l’évidence une fois qu’on l’a enduré. Souvent cité (entre autres par J. G. Ballard) comme le meilleur film de guerre de tous les temps (tourné entre Apocalypse now et Full metal jacket, autres jalons du genre), le chef-d’œuvre d’Elem Klimov, considéré justement, et à tort, comme un film de guerre, est avant tout un interminable chemin de croix, une traversée du miroir de l’autre côté de la nature humaine dans ce qu’elle est a de plus effroyable.


C’est d’ailleurs l’apanage des grandes œuvres «métaphysiques», réduites trop souvent à une étiquette alors qu’elles surpassent leur statut imposé. 2001, Apocalypse now ou Stalker, par exemple, ne sont pas réellement des films de science-fiction, de guerre ou fantastique, plutôt des odyssées sensorielles sur notre propre condition, difforme et vouée à l’échec. Requiem pour un massacre en est une aussi, d’odyssée, qui naviguerait sur les eaux noires et ardentes des aliénations de la guerre. La résistance biélorusse face au nazisme n’est que la surface de l’iceberg, un prétexte osera-t-on, parce que le sujet est autre part, niché au cœur de ce voyage infernal dans les tréfonds de l’inhumanité.


Entre Alice aux pays des merveilles et La divine comédie, notre jeune Virgile, Fliora, nous accompagne au bout de l’horreur (en plus d’en être le témoin dans son âme et dans sa chair, Fliora prend à partie le spectateur par ses nombreux regards caméra) avec, comme dernier cercle de l’Enfer, une longue scène hallucinatoire, véritable film dans le film, d’un village décimé par les Allemands (venant rappeler le massacre d’Oradour-sur-Glane), apothéose folle furieuse d’une exploration sans réserve de la cruauté la plus pure et la plus fondamentale. Requiem pour un massacre fonctionne ainsi par paliers, par extrêmes, progressant pas à pas vers les ténèbres, et chacune de ses séquences essouffle, intimide, vient éprouver nos limites. Après une introduction d’environ trente minutes évoquant vie au village et quotidien des résistants, Klimov entrouvre son bal des atrocités avec un bombardement monumental propulsant Fliora dans la tourmente et le cauchemar.


La construction pyramidale du film permet à Klimov d’enchaîner les grandes scènes programmatiques jusqu’à l’effroi absolu : la parenthèse enchantée dans la forêt, l’incroyable traversée de la tourbière, la rencontre des rescapés dans le marais, les tirs et les bombes dans le champ et, finalement, la dévastation en règle du hameau avec son église en feu, ses cris de souffrance et ses ritournelles germaniques comme autant d’affronts à l’Histoire et à l’individu. Fliora, ce jeune garçon engagé la fleur au fusil dans la résistance, va connaître toutes les étapes propres à l’existence (l’amour, le courage, la peur, la douleur) pour finir prématurément vieilli, laissé seul dans la boue face à un portrait d’Hitler contre lequel il s’acharnera au fusil, réglant son compte à l’Homme et à la grande marche du monde, le bras tendu et levé. Viens, et vois, annonce le titre original (Idi i smotri), puis vomis ta haine et crève la bave aux lèvres.


Dans son délire vengeur, Flliora semble remonter le cours du temps. Des images d’actualités, de combats et de dévastation défilent à l’envers, Hitler rajeunit, des photographies d’archives le montre à différentes périodes de sa vie jusqu’à la dernière où sa mère le tient dans ses bras alors qu’il n’est qu’un nourrisson. La noirceur intrinsèque de l’homme est infaillible, semble nous dire Klimov, présente en nous depuis l’origine du monde et malgré l’innocence, encore intacte, qu’habite le regard d’un bébé. Cette errance jusqu’aux sources du Mal, assourdissante et psychédélique (la bande-son, de ce point de vue, est un véritable chaos sans fin), est la concrétisation non héroïque d’une analyse expressionniste (et impressionnante) sur la bestialité inhérente à toute forme d’oppression.


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mymp
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le 13 oct. 2012

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