Rocco
6.2
Rocco

Documentaire de Thierry Demaizière et Alban Teurlai (2016)

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Du comique au tragique, du vulgaire au sublimé, de la réprobation à la compréhension, c’est une impressionnante palette que déploie Rocco avec une maestria inattendue. Derrière l’attraction tapageuse de son sujet, il parvient à le développer avec intelligence, et nous offre une incursion aussi divertissante qu’édifiante dans l’industrie pornographique.


J’avais oublié le fabuleux potentiel comique de ce genre de films. En jaugeant, dans la queue (sans mauvais jeu de… hum pardon), le public avec lequel j’allais partager l’intimité d’une séance, je ne soupçonnais pas encore la complicité éphémère qui nous lierait. C’est pourtant pour cela que, depuis mon expérience improvisée de porno gay des années 70 à l’Etrange Festival 2014 (New-York City Inferno, tmtc), je ne rate plus une occasion de voir en salles tout ce qui s’attaque à la question du sexe sous un angle désuet et/ou sérieux. Ce sérieux, conféré par la dimension documentaire, est l’élément-clef qui, en traitant avec une distance rationnelle un sujet tout ce qu’il y a de plus trivial voire tabou, créé le décalage idéal pour faire naître ce rire si caractéristique du genre. Pourtant, il y a plus dans le rire provoqué par Rocco : il est aussi pareil à une justification adressée au reste de la salle, comme si le second degré était un moyen de se dédouaner de sa perversité supposée.


Cette dimension comique, Thierry Demaizière et Alban Teurlai en sont parfaitement conscients : en témoignent un plan qui s’attarde un peu trop longtemps sur une scène hautement gênante, un cadrage théâtral sur un emportement ridicule, un plan sur les regards consternés alors que le scénariste s’emballe dans des délires sans queue ni tête… et autres stratégies subtiles mais sûres de leur effet. Pourtant, ces éclats de rire ne nous font pas oublier un embarras certain face à des scènes qui placent des débutantes perdues et peu sûres d’elles dans des situations proprement humiliantes. En outre, ils contrastent avec le témoignage beaucoup plus sombre de Rocco Siffredi, dramatisé à grands renforts de slow-motion sous la douche, qui nous confie la violence de son addiction et nous livre des anecdotes tout ce qu’il y a de plus dérangeantes. Si l’on entendra plusieurs fois clamer que le porno est « une carrière comme une autre », il nous révèle qu’il est aussi, dans son cas du moins, une véritable maladie…


Ne nous leurrons pas cependant, en dépit des tirades torturées du roi du porno, et d’une scène qui verra une actrice craquer brièvement sous le coup de l’épuisement tant physique que moral, l’atmosphère générale du film reste béatement positive. Il y a même une ambiance « colonie de vacances », alors que quatre acteurs entièrement dévêtus profitent d’une pause cigarette au soleil, leurs instruments (de travail !) ballottant paisiblement. Tout ce beau monde du porno se complimente sur ses attraits physiques, se salue en étalant copieusement sa bave sur le visage de l’autre, fait connaissance en se dénudant et commentant ses fantasmes… le tout avec un naturel parfaitement désarmant. Ce n’est plus une simple profession, mais une communauté bien à part que nous observons, avec ses propres codes, ses propres valeurs, totalement inconvenants aux yeux de la société – si bien que l’on a parfois le sentiment de se retrouver face à un film de science-fiction, narrant une réalité alternative.


Cependant, au-delà de l’amusement et de la consternation superficiels que le film provoque initialement, on note qu’on opère un glissement progressif. Des filles à l’abord vulgaire, passant pour idiotes car comprenant à peine l’anglais, traitées comme du bétail (le « mettons-lui un scotch sur la bouche, ça règlera le problème de la dentition » reste un summum en la matière), on passe ensuite aux « Spiegler Girls », beaucoup plus professionnelles et confiantes, ayant du bagou et un visage relativement agréable en plus de leur corps, avant d’arriver à ce qui sera le pinacle du film : Kelly Stafford, épanouie dans sa carrière, rayonnante dans l’affirmation de sa sexualité, portée par une conviction et une réflexion qui témoignent qu’elle est loin de n’avoir rien dans la tête. Graduellement, le propos misogyne se mue en discours féministe, et si je n’irai pas m’aventurer à juger de sa pertinence, je salue la construction qui l’amène et ouvre à une reconsidération de l’industrie pornographique dans son ensemble.


Le consentement de la femme est remis au centre du débat, comme la clef de voûte de cette industrie qui serait sans cela le lieu de violences sexuelles. Même si cela n’est jamais aussi explicite que dans la bouche (sans mauvais… merde) de Kelly Strafford, on nous rappelle qu’il s’agit avant tout d’un univers consensuel, où ce qui peut être pratiqué sur chacun de ses participants est sans cesse négocié et validé, et ou en dépit d’une forte part d’improvisation, des limites sont clairement établies au préalable. L’image hautement dégradante qui avait ainsi pu être véhiculée dans les premières minutes du film est ainsi adoucie et, sans que nous parvenions totalement à l’effacer (même Kelly Stafford ne parvient pas à éclipser complètement ce sentiment de gêne poisseuse qui nous a assailli au début du film), on a le sentiment de mieux comprendre cette industrie et ses rouages, dans son fonctionnement bien sûr, mais aussi et surtout dans les motifs qui guident ceux qui y prennent part.


Néanmoins, bien que les coulisses que l’on découvre soient bien moins machistes qu’on ne les aurait supposées, on ne peut que se lamenter en songeant qu’une partie du public des films pornographiques fait sans doute, au moment de consommer ses fantasmes, peu de cas de ces considérations. On n’oublie pas non plus que si l’on nous montre des femmes pour qui le porno est un lieu d’empowerment, il existe sans doute d’autres portraits plus sinistres, poussés par la nécessité ou vécus comme une honte. Enfin, on se rappelle surtout que l’on suit ici de grosses productions réputées (la crème de la crème du porno en somme), sans doute plus encadrées que la majorité d’une industrie tentaculaire qui recèle à n’en pas douter des pans beaucoup plus sombres. Cependant, ce n’était pas le propos de Rocco de les explorer, et l’atmosphère eut été toute autre s’il s’était aventuré ne serait-ce qu’à les mentionner. Ce n’est donc pas un reproche que l’on puisse légitimement lui adresser, du moment que le film n’est pas non plus un outil de propagande.


Au-delà du message véhiculé, qui ouvre sans doute un à débat bien plus complexe (j’en ai d’ailleurs tiré une digression de 9 pages sur mon expérience personnelle que je choisis de vous épargner ici mais qui resurgira peut-être un jour, ailleurs et autrement), la réalisation est maîtrisée et sert son propos, le film est bien rythmé, son second degré régulier et l’énergie du montage en font une expérience agréable pour qui n’est pas farouche au sujet. En tant que portrait d’un homme, Rocco est une réussite incontestable, et une virée ludique et décomplexée dans des territoires que l’on n’a pas l’habitude d’explorer au vu et su de tous dans une salle de cinéma. Il m’amusera toujours, en discutant de ce film, d’observer la tentative de dédouanement de ceux à qui j’aurais lâché un goguenard « mais comment tu sais ça, toi, au fait ? ». Ô, doux réflexes sociaux, dictés par l’hypocrisie de la société ! Enfin, soyons clairs : mon intérêt pour le film était purement technique et culturel, n’est-ce pas ? Voyez, c’est estampillé « documentaire »…

Shania_Wolf
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le 8 déc. 2016

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Lila Gaius

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