Pour les cinéphiles purs et durs (et les inconditionnels du cinéaste magyar), Sátántangó, c’est LE film-monstre par excellence. C’est l’œuvre-somme de Béla Tarr, l’indétrônable, l’Olympe dont l’ascension se mérite avec, à la clé, ce sentiment d’avoir vécu une expérience inédite, hors-sol. Un énorme bloc de ténèbres de 7 heures émergé des campagnes boueuses de l’Est, fières d’un ciel bas et de pluies froides, lequel est aussi difficile à appréhender (450 minutes découpées en 12 chapitres, 3 segments et 150 plans environ) qu’à vouloir analyser (et en restituer la puissance sépulcrale) avec de simples mots, dérisoires face au colosse.


Poursuivant, avec Sátántangó, une trilogie commencée avec Damnation en 1987 et qui, en 2001, se conclura avec Les harmonies Werckmeister, Tarr, en collaboration avec l’écrivain László Krasznahorkai (dont Sátántangó est l’adaptation d’un de ses romans), ausculte une société hongroise à l’agonie, morale comme matérielle, privant femmes, hommes et enfants de ce qui pouvait encore subsister de rapports, de liens et de croyances ("Qu’est-ce qu’on attend ? Pourquoi on ne partage pas ?", demandera l’un des personnages du film). Et laissant à la fin (à l’instar du Cheval de Turin), loin du bruit des horloges et du vent, du silence et des pas dans la terre, le noir profond de l’oubli s’abattre sur le monde (par cette certitude de l’Apocalypse dans Le cheval de Turin, par le choix du médecin, dans Sátántangó, de condamner sa fenêtre avec des planches en bois), comme si plus rien dehors n’avait quoi que ce soit d’important, ou même de vital.


C’est à partir de Damnation que Tarr engage une évolution, (s’)impose une rupture de style hérité des autres grands réalisateurs de l’Est (en particulier Andreï Tarkovski et Theo Angelopoulos). Tarr cherche l’exigence, se frotte à l’absolu. Ses œuvres désormais ne seront que longs plans-séquences hypnotiques, lents travellings solennels et images goudronneuses (comme un fait exprès, tar signifie goudron en anglais), justifiant alors son soudain refus des couleurs par "une façon de dire qu’on n’est pas dans quelque chose de réaliste, mais dans la création". Et plutôt que de noir et blanc, il faudrait parler chez Tarr d’infinies nuances de gris, parfois épais, parfois limpide, parfois fantomatique, toujours superbe.


Le cinéaste atteint, avec Sátántangó, la quintessence de son art, une forme de "radicalité" qui en éblouira (et en influencera) plus d’un (par exemple Gus Van Sant, Martin Scorsese ou, récemment, Hu Bo, László Nemes et Kantemir Balagov, disciples du maître). D’ailleurs dès la première scène (un plan-séquence fascinant de 7 minutes sur des vaches traversant, au son d’un glas lugubre et de beuglements effroyables, une sorte de kolkhoze à l’abandon), Tarr n’épargne pas le spectateur, annonçant d’emblée à quel genre "d’épreuve" il va devoir se confronter. Et parce que le cinéma de Tarr est un cinéma qui, justement, met à l’épreuve. Un cinéma de l’épuisement (du temps, du réel, de nos limites et de nos attentes). Un cinéma de sensations plutôt que de sens (c’est une analyse possible, une analyse comme une autre : Tarr fait un cinéma littéral rejetant métaphores et interprétations).


Et le temps ici s’étire, se dilate, de façon presque exponentielle, et le récit paraît constamment en suspens, remis à plus tard, parfois à rebours ou décomposé selon les points de vue. Les personnages errent de routes en bistrots, de taudis en plaines décharnées, se perdent ou marchent sans fin, poussés par des bourrasques sauvages, soliloquent ou gueulent, conspirent ou se résignent, résumant à eux seuls une humanité au fond du trou, avilie, gonflée d’alcool et de liqueurs, où même les enfants maltraitent et tuent les chats avant de se suicider à la mort-aux-rats (voir le chapitre, sans doute le plus marquant, avec la jeune fille, témoin et victime silencieuse des lâchetés de tous et des événements qui se trament).


La venue mystérieuse, quasi divine, de deux hommes, Irimiás et Petrina, qu’on disait pourtant morts (mais dont on comprendra très vite les vraies intentions, commanditées par une instance d’État), pourrait changer la donne, les deux acolytes promettant des lendemains heureux, une communauté plus juste, un monde meilleur pourquoi pas ("Je créerai une île où nul ne sera impuissant, où chacun vivra dans la paix et se sentira en sécurité", annoncera Irimiás). Spoliant, trahissant, berçant d’illusions surtout. Et ce fameux tango de Satan, surgissant soudain au milieu du film, ce tango aux allures de pogo éthylique sur un air d’accordéon maladif et obsédant, et ce tango, pendant dix minutes, qui fait danser et tituber et se tordre les corps autant que les âmes, et ce tango infernal donc, envoûtant, éreintant, interminable, ce tango donc restera l’image parfaite et terrible de cette humanité dépossédée de son existence, s’agitant comme s’agitent "des cochons quand le barbotage est en retard".


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mymp
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le 14 févr. 2020

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