Couronné à Gérardmer, proclamé apôtre de la renaissance horrifique par la presse généraliste, acclamé par les spécialistes qui en reconnaissaient l'ultra-efficacité visuelle et dramatique, Saw avait à sa sortie fait l'effet d'une bombe dans le paysage du gore international au moyen d'une imposante campagne marketing. En 2004, tout comme huit ans plus tôt avec Scream, Hollywood ressent le besoin de miser le paquet sur une production particulière, espère par là lancer une mode, et susciter un certain nombre de pâles copies qui délecteront temporairement le jeune à capuche (à la fois fléau de la société et pain béni lorsqu'il s'agit de trouver de la clientèle) avide de chair fraîche, au moins jusqu'à ce que le phénomène s'estompe. Le procédé est connu: à l'époque, cela nous a valu des Souviens-Toi L'Eté Dernier, et aujourd'hui, des Captivity.
Outre leur indéniable efficacité, Scream et Saw ont tous deux en commun d'avoir fait les frais d'un dénigrement post-box-office parfois total de la part de leurs précédents admirateurs, ceux-ci n'hésitant pas à trouver de fausses raisons de conspuer le film, au lieu de risquer de partager leur opinion avec Studio ou encore le Journal du Dimanche. Mauvaise foi, quand tu nous tiens...
Or, rendons à Saw ses lettres de noblesse: le thriller extrême concocté par l'australien James Wan mérite assurément l'engouement dont il a fait l'objet, et ne saurait être aujourd'hui réduit au genre dont il fut le premier artisan reconnu, celui des très mal nommés "torture porn". En matière de catégorisation péjorative, la presse du cinéma bis aura rarement fait mieux...

Deux hommes se réveillent enchainés aux murs d'une grande salle de bains dégueulasse. Au milieu d'eux, un cadavre. Tel est le pitch premier du film, qui a pour principale qualité de partir d'une idée extrêmement mince pour arriver à une intrigue alambiquée, bien au-delà de ce qu'on est en droit d'attendre de la part d'un film vendu comme un étalage de tripailles.
Dès les premières images, nous sommes plongés dans un huit-clos morbide, angoissant et claustrophobe, qui se transforme très vite en course contre la montre lorsque les prisonniers trouvent une cassette audio qui leur est destinés. Sans aucun temps mort pour le spectateur, le script enchaine les révélations à la vitesse de l'éclair, et l'on ne peut s'empêcher de se complaire dans notre rôle de bourreaux passifs, témoins de la tournure catastrophique des événements, faute d'être des victimes réelles de la souffrance physique et psychologique des personnages.
Très convaincants dans leurs rôles de victimes torturées, Cary Elwes et Leigh Whannell (ce dernier signe d'ailleurs le scénario du film) se chargent parfaitement de rendre l'entreprise crédible, et servent une trame pleine de cruauté mais aussi d'ironie, puisque les protagonistes se réjouissent sans cesse de leurs découvertes successives, pour apprendre que celles-ci cachent inévitablement de nouvelles énigmes toujours plus tordues les unes que les autres.
Entièrement dévouée à l'instauration du suspense et du rythme, la mise en scène brutale du débutant James Wan, bourrée jusqu'à la moelle de cuts rapides, de travellings furieux et de champs/contre-champs qui évitent habilement la répétition, démontre d'un savoir-faire indéniable et d'une inventivité rare, surtout pour un coup d'essai. Saw premier du nom nous rappelle efficacement qu'au-delà du gore, des effets spéciaux ou du budget, c'est l'histoire qui est l'élément essentiel à la réussite d'un film. Une vérité évidente mais que certains producteurs outre-Atlantique semblent cependant avoir occultée.

Le duo Wan/Whannell, tous deux créateurs du synopsis original et grands déconneurs devant l'éternel (il n'y a qu'à écouter le commentaire audio du DVD sorti en 2005 chez Metropolitan pour s'en convaincre), inventent pour le film le mystérieux et brillant Jigsaw (puzzle en anglais), tueur aux motivations jusqu'alors inconnues mais aux ressources inépuisables. Bien que son visage reste en grande partie inconnu du spectateur pendant la quasi-totalité du premier volet, créant autour de lui une aura particulière et toute-puissante, ce sont réellement les casse-têtes mis en place par le psychopathe qui lui voleront la vedette, jusqu'à devenir la véritable marque de fabrique de la franchise.

Néanmoins, quand on évoque Saw aujourd'hui, on pense surtout à son incroyable dénouement, où toutes les pièces du puzzle s'emboitent soudain parfaitement dans une apogée de ce que certains ont trop vite appelé "montage épileptique". Si ce fameux twist final a aujourd'hui tendance à blaser le fan du genre, c'est tout d'abord parce que sa structure novatrice a été allégrement plagiée depuis, en premier lieu par ses suites indigestes, puis par des films étrangers au monde de l'horreur, comme L'Illusionniste de Neil Burger. Mais force est de constater que la fin de Saw reste LE moment fort de l'oeuvre, introduite par un thème ultra-célèbre signé Charlie Clouser (du groupe Nine Inch Nails), mais surtout par vingt minutes de pure intensité qui procurent un plaisir inaltérable chez le spectateur, même après plusieurs visionnages.

Pourtant, certains pourront reprocher au film son habitude à faire succéder certains plans à la vitesse de la lumière. Si ce procédé s'avère idéal pour un tel film, il est vrai qu'il perd quelque peu de sa superbe lorsque Wan l'utilise à outrance aux moments cela n'est pas vraiment nécessaire.
Une fois passé ce petit accroc un brin racoleur, on ne peut qu'apprécier de baigner dans une atmosphère qui allie un sadisme auquel l'Amérique n'avait pas gouté depuis longtemps au cinéma (sinon dans le circuit underground) et une investigation glauque et soucieuse du détail tout droit sortie de Seven. Le film de David Fincher est d'ailleurs une inspiration évidente du duo Wan/Whannell, puisqu'en plus de comporter le personnage de Danny Glover, qui rappelle forcément celui de Morgan Freeman en flic obsédé par son enquête, Saw nous gratifie d'aussi belles découvertes de cadavres que son modèle, tout en s'en émancipant adroitement grâce à son concept génial et aux délires créatifs que celui-ci permet au scénariste. Mais que l'on ne s'y trompe pas, la force principale du film n'est pas de puiser son inspiration chez ses grands frères en tentant d'éviter d'en rester trop proche. Le but du jeu est plutôt de rassembler toutes les influences potentielles de l'oeuvre en un même bloc, pour les rejeter avec culot au moment même où le spectateur se convainc d'avoir trouvé la clé du puzzle.

Cette recherche sincère d'identité ne peut qu'attirer notre sympathie, d'autant qu'elle reflète une réelle ambition de se démarquer des repères cinématographiques existants, ne serait-ce qu'en centrant le récit autour d'un seul lieu principal alors que les ténors du genre voient souvent leur intrigue expatriée loin de son lieu d'origine.
En effet, dans Saw, chaque fois que l'action se situe en dehors de la fameuse salle de bains, les auteurs réussissent avec brio à ramener le spectateur parmi les deux captifs, histoire de leur rappeler que ce qui se passe au dehors n'a que peu d'importance par rapport à la trame initiale. Ce n'est qu'au deuxième visionnage que l'on peut se rendre compte combien les événements du monde extérieur n'ont pour unique fonction que de renforcer l'impact de ce qui se déroule dans la prison. Et l'artifice marche de manière géniale, puisqu'en bonnes victimes à la fois crédules et consentantes, nous suivons pendant plus d'une heure et demie un nombre hallucinant de fausses pistes.

Que ce soit dit une bonne fois pour toutes, James Wan ne mérite assurément pas le dénigrement dont il est parfois victime, en pâtissant injustement du vil opportunisme dans lequel se complaît le reste de la franchise. Le bougre, frustré de n'avoir pas eu le temps d'expérimenter la totalité des idées qu'il avait pour Saw, confirmera dans ses oeuvres suivantes son statut d'espoir du genre. Et aux quelques réticents qui subsistent, Wan s'acharnera à leur prouver que c'est en renouvelant sans cesse son art que l'on parvient sur la longueur à donner une réelle synthèse de son talent.

Même si de nos jours Saw est indéniablement devenu une franchise horrifique comme on en compte trop, les deux auteurs n'ont jamais vu leur bébé comme tel, mais davantage comme un thriller macabre et immersif. Si chacun sera libre ou non de leur donner raison, le fait est là: Saw est, grâce au squelette de son intrigue et à l'impressionnante masse musculaire qui le recouvre, un des films les plus suffocants de ce début de millénaire.


(Nov.2008)

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XimAxinn
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le 3 nov. 2011

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