"Le Patrick Bateman du sexe"
Note: nous appellerons Michael Fassbender "Fassby", et nous emploierons quelques termes dits "vulgaires", car le sujet nous y oblige.... De plus, notre niveau d'expression sera parfois plus courant que d'ordinaire.
Avis à ceux qui n'aiment pas les spoils : passez votre chemin!
Comme ce film me tient vraiment à coeur, je vais essayer d'être persuasif.
Déjà, le plan du début, juste fou, qui montre un Michael Fassbender moribond, est fort : en un seul plan fixe, on sent le personnage qui se laisse couler, qui est dévasté et en même temps passif, ce qui préfigure sa descente aux enfers, et en même temps à force de "baiser", il est complètement vidé de sa substance ; de plus le personnage est assez inhumain, et son corps est pâle comme la mort, son regard est fixe, justement pour montrer cette espèce d'inhumanité qui se reflète jusque dans sa corporéïté un peu malsaine. Il a également l'air sonné, les yeux dans le vague, il ne réagit pas tout de suite quand son réveil se déclenche, on sent une sorte de désespoir insondable qui le fige littéralement car il est pétrifié à l'idée de replonger inlassablement dans sa routine qu'il abhorre, où il va encore s'enfoncer un peu plus dans sa déviance et dans la haine de lui-même. Il est acculé par le poids de sa débauche.
Ensuite, les plans du départ où il est nu et où il passe devant la caméra en faisant le tour de son salon à plusieurs reprises, on peut trouver cela gratuit, mais en même temps ça illustre tellement bien son quotidien qui est un éternel recommencement, le personnage tourne en rond dans sa vie, et sa soeur aussi, elle lui laisse toujours le même message, donc on comprend dès le départ qu'au fond, ils sont complémentaires, voire paradoxalement, pareils.
Quant à sa nudité, c'est pour montrer le côté répétitif de ses journées, axées autour du sexe, où il se paye une prostituée chaque soir et où il se lève le matin, nu, ivre de ses ébats de la veille. Par contre, le plan où il urine, il faut avouer que je n'en ai pas perçu l'utilité, de même que le souci du détail avec les toilettes dans la scène où il se masturbe au bureau. Mais le reste était justifié.
La déconstruction chronologique du début, où sa routine s'inscrit par bribes, en imbrication avec la scène du métro, est un procédé très intéressant, qui est réitéré vers la fin, lorsqu'il se fait tabasser. McQueen nous fait entrer dans la pensée du personnage, et c'est là que s'exprime tout son génie. Les souvenirs et les pensées de chacun d'entre nous sont fragmentés et s'expriment par intermittence, comme le montre le réalisateur avec talent.
*moment d'égarement familier*
Ce n'est même pas la peine de préciser que Fassby est un ouf de la life, qui joue magnifiquement bien, qui est transcendant de vérité, et Carey, qui est trop fiable, après Drive elle te fait ça, moi je dis chapeau. (parenthèse terminée)
*retour aux choses sérieuses*
Pour en revenir au film, ce qui était admirable aussi, était la façon dont McQueen montrait que le personnage était en proie à une véritable addiction : il ne se l'avoue pas, il le cache aux gens, il ne drague presque jamais en public, joue à l'homme sage, irréprochable, et en parallèle, il opère une gradation dans la perdition, dans le sens où il va de plus en plus loin dans sa débauche, il cède à ses penchants les plus vils, tout en jouant la comédie sociale en permanence.
En ce sens, cela évoque American Psycho : Brandon, c'est un peu le Patrick Bateman du sexe, il est insoupçonnable, beau, riche, il occupe un bon poste, il est lisse et bien éduqué en apparence, il sait se fondre dans la haute société, se plier aux codes, il a réussi socialement, c'est un être de l'apparence, de la surface, du paraître, et du non-être. Chez lui aussi, c'est un peu pareil que chez Bateman, blanc, bien rangé, moderne, mais en même temps, anguleux et désincarné. Et quand ils se laissent aller à leurs aspects les plus sombres, leur physique change, ils ont l'air dangereux, prédateurs, et s'adonnent à leurs penchants, le plus souvent la nuit, à l'abri des regards.
Concernant la relation frère/soeur, elle ne peut pas être "approfondie" : Brandon empêche tout dialogue et tout approfondissement, il refuse la discussion. Il rejette sa soeur Sissy car elle lui rappelle en permanence la part d'humanité qu'il a refoulée pour survivre, et en même temps donc, il est renvoyé à sa propre monstruosité. On peut se demander si il ne garde pas ses distances par peur de la violer, puisqu'il est assez incontrôlable, et depuis qu'elle a emménagé chez lui, il est confronté à sa nudité et à sa proximité, donc peut être a-t-il envie d'elle, pulsion qui le mortifie encore plus, car contre nature.
Sa soeur est en quelque sorte la représentation et l'incarnation de tout ce qu'il fuit, les sentiments, la faille du visible, l'humanité, la détresse de l'être. Et en même temps, il se fait croire que lui est fort, mais en réalité, lui et sa soeur sont deux facettes d'une même pièce: perdus, dépressifs, ils sont tous les deux suicidaires à leur façon.
La scène de la fin le montre explicitement : alors que sa soeur se suicide en vrai, lui se suicide au sexe, il touche le fond, cherche l'anéantissement en provoquant, en allant dans des endroits glauques. La scène du trio, floue, est le symbole visuel de sa désintégration. C'était tellement fort, il jouit et pleure en même temps, il se hait tellement, de plus en plus, il enrage, il veut disparaître dans la luxure la plus dégradante, et c'est cette violence qui est retranscrite par la crudité de ses expériences sexuelles, sales et souillantes, mais sublimées par la mise en scène. La musique, les ralentis, les éclairages : la scène du club gay et du trio était magnifique.
Autre force : le film est le miroir exact d'une double détresse aux racines communes. Brandon et sa soeur souffrent en raison d'un passé identique et gèrent leurs traumatismes (qu'on ne connaît pas, puisque ce n'est pas le propos) de manière différente. Lui aussi s'autodétruit, ça pose le problème des maladies sexuellement transmissibles, on devine qu'il ne se protège pas et qu'il joue avec le feu en toute indifférence, il se fiche de mourir d'une quelconque infection. C'est une façon comme une autre d'en finir.
Shame, c'est aussi l'histoire d'une rédemption, puisque (selon moi), à la fin, Brandon arrête tout, il est rédimé, et lui et sa soeur vont enfin s'entraider comme elle le désirait. Il accepte de ne plus refouler ses sentiments, et essaye de régler ses graves problèmes d'implication affective.
D'ailleurs, la scène avec sa collègue de bureau est belle, il l'apprécie, ça se sent, raison pour laquelle il n'arrive pas à lui faire l'amour, il la respecte trop, il refuse de la souiller comme toutes ces prostituées. Il préfère fuir plutôt que de prendre le risque de succomber à ses instincts. Mais à la fin, qui est ouverte, peut-être va-t-il en profiter pour donner une seconde chance à cette relation avortée.
Le thème de la fuite, est esquissé tout au long du film, est également très important : il fuit son passé, sa famille, il fuit ses sentiments, il fuit le bonheur, il fuit ses problèmes et ses souffrances, il fuit sa maison, il court.
Par ailleurs, la scène où il fait son jogging est magnifique, lente et rapide à la fois.
Au même titre que dans Drive, on décèle une certaine lenteur : le cinéaste prend le temps de faire correspondre le temps de la réalité à celui de la fiction, que ce soit le moment où la soeur chante, celui où il court, celui où il est au restaurant ; parfois, le quotidien est montré dans sa platitude et son ennui mais garde un certain charme. Cette "lenteur réaliste" sera par la suite exploitée au service du suspense vers la fin, où McQueen va en profiter pour brouiller les pistes.
Enfin, la scène où il trouve sa soeur est très intense émotionnellement : il se rend compte à quel point il tient à elle et à quel point il lui a fait du mal en la repoussant constamment, et la façon dont il la prend, dont il la serre, le tout sans le son, c'est fort. Une scène quasi sourde pour montrer l'abattement considérable du personnage qui est dévasté, c'est simplement subjuguant.
En résumé, j'apprécie ce film pour tous les sujets et les problèmes qu'il pose (destruction et autodestruction, chaos, haine et anéantissement de soi, ambivalence de l'être humain, dualité et unicité de la fratrie, différence dans la façon de faire face ou non à ses souffrances les plus profondes, portraits croisés de deux individus brisés, questions des limites de l'amour charnel/affectif/fraternel, addiction, rédemption, manière de dépeindre le cercle vicieux d'une routine infernale, etc...). Sans oublier l'esthétique, la photo, le scénario, la BO et tous les autres effets de mise en scène, la façon qu'a McQueen de filmer de manière à la fois brute et belle la ville de NYC et ses personnages.