Kubrick est le cinéaste du défaut. Non pas le défaut de l'imperfection et du ratage liés à la maladresse ou au manque de talent. Mais celui du manquement, de la faute dans ses dimensions concrètes et symboliques. Cette explication, je l'ai trouvée en me demandant pourquoi toute une frange de la cinéphilie éclairée demeure rétive (pour le dire gentiment) à son cinéma et ses films. Ça m'est venu comme je rebondissais, simultanément, sur ce constat, en forme de question : pourquoi diable les gens disent-ils, pour exprimer un jugement défavorable : "ça a vieilli..." ? Pourquoi dire ça ? C'était mieux avant ? Et pourquoi ? En même temps, les seuls exemples que j'ai pu trouver pour moi-même sont les 3 premiers "Star Wars" : au motif qu'à l'époque, c'est-à-dire avant que ça ait vieilli, je devais avoir entre 12 et 14 ans (mais là c'est moi qui ait vieilli) et que les épisodes plus récents (malgré qu'ils y invitent) ne facilitent pas le retour en arrière (la raison, bien évidemment : les effets spéciaux). Mais Kubrick, quel rapport ? Pourtant ça revient, c'est une constante. C'est forcément qu'il s'y cache (ou s'y révèle) un cinéma du "défaut".

Après réflexion, j'ai pu vérifier, et confirmer mon postulat analytique favori. Idée du défaut d'abord dans le décalage entre l'attente et la réception (celle de "Shining", mais aussi des autres grands films de "genre" : 2001, "Orange Mécanique", "Full Metal Jacket", "Barry Lyndon"...). Les films de Kubrick intègrent des composantes du film de genre avec lesquelles ils jouent (comme le film d'horreur et de suspense pour "Shining") mais ils ne sont pas des films de genre. Et cela débouche sur cette autre idée, plus centrale : pour tenter de qualifier les "innovations" de Kubrick sur le plan formel, dans un héritage dont il est peu ou prou le légataire (rappelons qu'il est américain et qu'il débute à la fin du Hollywood des années 50), je dirais que Kubrick fait "défaut" à cette forme : parce que tout son vocabulaire est différent, mais surtout parce qu'il inverse, selon moi, le postulat qui sous-tend le cinéma américain classique et néo-classique (là encore : Kubrick est pris certainement à tort pour un "néo-classique" : "Spartacus" et "Barry Lyndon" obligent). Ce postulat, très important, est que l'on distingue les "images du réel" des autres. L'artifice est du côté de la narration, de la mise en scène, des acteurs, des décors. Pas du réel. Or la perversion (et le génie) de Kubrick est d'inverser la proposition : chez lui, l'artifice est du côté du réel. Le studio a basculé dans la réalité, si bien que le réel produit une image hallucinée - ou pour le dire dans les termes de l'art "contemporain" : hyperréelle (on pourrait à cette occasion tisser un lien entre Kubrick et un art qu'il connaît certainement : je pense à Tony Smith et ses cubes, ou Duane Hanson - et à sa suite un Ron Mueck, plus proche de nous - et ses sculptures hyperréalistes).

Du coup (et j'en viens à "Shining"), c'est du vide "littéral" qui est convoqué. Ce sont les plans d'ouverture, avec cette forêt qui semble s'étendre à l'infini, et cette voiture perdue dans l'espace, espace balayé de façon vertigineuse par la caméra. C'est l'hôtel aux dimensions extraordinaires, vidé de ses occupants. Ses couloirs parcourus par Danny. Etc. Et ce vide, changé en "plein" à travers des images qui renvoient à la thématique (constante) du miroir - "redrum", mais d'une autre façon le proverbe qui envahit le "roman" de Jack Torrance (peut-être l'expression d'une atteinte, fantasmée, à l'endroit de l'espace narratif "classique"), "All work and no play makes Jack a dull boy", qu'il tape à l'infini sur sa machine à écrire -, ce vide se charge de mettre en résonance des émotions qui sont, au premier plan, celles du récit d'épouvante (et son archétype, le conte de fées), mais aussi des émotions plus subtiles : l'inquiétante étrangeté, l' "unheimlich" dont il est beaucoup question dans l'art du XXe siècle, et autour duquel s'organise tout un jeu de dérangement et de mise en défaut des certitudes. "Shining" est avec "Eyes Wide Shut" le film de Kubrick le plus "unheimlich", celui qui travaille le plus directement sur ce concept. Jack Torrance est-il fou ou réellement possédé ? Il parle à des personnages qui peuvent être des fantômes mais il est possible aussi qu'il les hallucine. On voit bien une photo qui semblerait plaider pour l'hypothèse "revenants", mais qui voit cette photo, à part le spectateur ?

Et ce qui est intéressant à partir de là, c'est que le "défaut", jusque dans son expression formelle - avec ces travellings à n'en plus finir, ces images "disjointes" comme des amorces qui n'aboutissent à rien (l'ascenseur s'ouvrant au ralenti sur un déluge de sang - on ajouterait à ce propos : superfétatoires et prétentieuses) -, le défaut, loin de gonfler la signification, l'ouvre au contraire. Je vois par exemple une chose (sur laquelle je conclurai, pour ne pas faire trop long). Le cinéma de Kubrick, contrairement à l'idée qu'on peut s'en faire, n'est pas un cinéma "lent". C'est un cinéma de l'accélération. Une accélération qui décrit les processus qui affectent individus et sociétés mais avec des différences d'échelle telles qu'ils semblent s'ignorer, alors qu'en fait ils convergent. Donnant cette idée, qui vaut pour chaque film, que l'individu est emporté dans un mouvement dont il n'a pas conscience et dont il est tout à la fois l'instrument et l'artisan ; c'est pourquoi le temps et la durée apparaissent d'une façon paradoxale comme des signes attachés à une fugacité, une précarité qui est celle de l'humain. Dans "Shining", cette dimension atteint la forme, absolument étrange, d'un destin de minéralisation : un devenir-lieu qui touche Jack Torrance/Nicholson et l'amène à passer d'un temps des gestes et de la gesticulation à un temps figé. Ce destin que préfigurent son rictus et sa sentence répétée comme une punition d'écolier est comme un mouvement à rebours : vers un infra-temps, où le "chez soi" et sa nostalgie appellent en dernier lieu le tombeau à deux dimensions d'une vieille photographie. A l'instar de l'avion sans pilote du "Mr. Arkadin" de Welles, cette image étrange porte en elle une polarité extraordinaire : elle fait tension avec tout cet espace vide avalé par la caméra à partir du début pour décrire un processus de réduction qui possède, pour moi, la même force que celle déployée par 2001, pour aller de son premier à son dernier plan.

Pour finir, un dernier conseil (pour ceux qui pourraient être influencés par Herr Torpenn) : lisez la critique de Ludovico.
Artobal
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le 17 oct. 2022

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le 20 févr. 2011

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