Le pathétique Room 237 en témoigne, tout le monde trouve ce qu’il veut dans Shining. Film d’épouvante venu s’ajouter à l’impressionnant catalogue des genres explorés par Kubrick, Shining est une fois encore un film qui lui appartient pleinement.


Pour tenter de circonscrire l’immense et inimitable pouvoir de fascination généré par cette œuvre, il suffit de suivre le mouvement qu’il initie dès son mythique générique. Cette vue d’hélicoptère sur les montagnes entame sa course sur un plan d’eau et s’incline avant de rejoindre la route sinueuse qui conduira à l’Overlook Hotel. Ce premier plan, splendide et clivé, est le programme de toute l’œuvre à venir.


Shining est un trajet.


Celui, dans un premier temps, qui conduirait vers l’enferment au sein d’une impasse dans la montagne bientôt bloquée par la neige et les intempéries. L’ouverture et sa suite nous l’indiquent : on vide les lieux pour y laisser la famille esseulée, et si l’on fait le tour du propriétaire par un jour de soleil, c’est pour circonscrire les limites de la vaste prison. On plaisante sur le cimetière indien, on indique le divertissement à venir du labyrinthe dans l’insouciance des derniers jours de la belle saison. Ce qui restera de l’extérieur sera bientôt recouvert : par la brume, par la neige, tandis que l’intérieur se tapissera de sang.


On a souvent dit que Kubrick n’avait pas osé s’affranchir suffisamment du roman de King, et qu’en achetant ses droits, il signait un pacte avec l’attente de son lectorat. En effet, Shining hésite entre le film introspectif sur les affres de l’inspiration et le registre fantastique et d’horreur. Il semblerait pourtant que cette sinuosité, cette nage en eaux trouble soit l’un des critères qui rende unique son atmosphère.


Shining est indéniablement un film sur l’écriture, qui fonctionne sur un paradoxe. Jack cherche l’isolement pour écrire, mais cet élément n’existe qu’à l’échelle géographique : il est isolé du monde, tandis que dans l’hôtel, il occupe un espace absolument démesuré pour créer. Lieu démentiel, ce hall où les escaliers et les corridors convergent est une métaphore du réseau de son esprit : concentré et ramifié. Un lieu trop vaste, mais dont il frappe pourtant les cloisons à coup de balle pour trouver l’inspiration. Cette confrontation aux limites du vide est une réponse à la présence du miroir dans sa chambre à coucher : Jack n’échappe pas à lui-même, et la fiction ne le délivre pas de ses obsessions : sa femme en fera l’expérience effrayante lorsqu’elle lira son abondante production, ou le sujet de cette phrase infiniment répétée n’est autre que Jack.


La claustration dans l’hôtel n’annihile jamais le mouvement, mais au contraire l’exacerbe. Pendant de la quête de Jack qui croit pouvoir trouver par les mots une échappatoire, celle de son fils se fait par une véritable odyssée architecturale. Les trajets/steadicam en tricycle de Danny sont ainsi l’occasion des séquences les plus magistrales du film. Le grand angle sur les corridors joue sur les attentes du spectateur, habitué à ce qu’on bride son regard pour accentuer sa peur de l’inconnu. Ici, tout est vu, et c’est la béance de ce lieu aux méandres continus qui suscite l’effroi, galvanisé à son tour par un travail d’orfèvre sur le son, que l’on songe aux modifications entre la moquette et le parquet au contact des roues, aux pulsations cardiaques ou le recours à une musique extraordinaire.


Un seul cinéaste parviendra à prendre ainsi la pulsation de l’architecture intérieure, en accentuant son caractère étouffant et anxiogène. David Lynch, dont les couloirs de Lost Highway, les patios de Mulholland Drive ou les labyrinthes d’ Inland Empire captent comme nul autre la dimension organique de la cloison.


Dans la cage obsessionnelle, le fauve est lâché : Nicholson au sommet de son art module sur une folie déjà si bien interprétée dans son versant solaire pour Vol au-dessus d’un nid de coucou. Puisque la cloison cérébrale flanche, autant exploser celles du réel : les frontières du temps et de la raison s’abolissent désormais, et l’Overlook confirme son nom : il permet de « voir plus » loin dans le temps, plus bas dans la mort. Flots de sang, cadavres et sorcières s’invitent au délire baroque d’une conscience ayant définitivement levé l’ancre.


Tragique et ironique, l’inspiration se déchaine alors, invite à la danse mortuaire la petite famille : une femme qui semble depuis le début la proie idéale tant elle nous irrite, un enfant encombré d’un pouvoir dont on ne sait pas vraiment quoi faire.


La fin est-elle frustrante ? Peut-être. Certains paradoxes insolubles ? Assurément.


Qu’importe. Au sein de la course folle, un nouveau duel se joue : l’auteur en manque d’inspiration contre son fils cartographe. L’archiviste de l’hôtel, entièrement vampirisé par les lieux, contre l’historien qui a su lire correctement les leçons du passé. L’écrivain aliéné finira dépossédé de toute inspiration, en citant d’autres que lui (Les trois petits cochons, et jusqu’à la culture télévisuelle Wendy I’m home ou Here’s Johnny) avant de perdre jusqu’à l’usage de la parole par ses hurlements glacés et glaçants au sein du labyrinthe. Face à lui, l’enfant, doté de la puissance de celui qui sait voir, saura infléchir le cours d’une Histoire qui se répète dans le sang, en revenant sur ses pas dans le labyrinthe qu’il avait déjà parcouru à la main d’une mère aimante. Ou quand Kubrick affirme, non sans malice, la supériorité du cinéaste visionnaire sur le romancier, déplaçant son jeu pervers de concurrence avec son protagoniste vers l’auteur qui l’a fait naître, un King qui détestera cordialement cette adaptation qui laisse intacte l’hôtel Overlook.


Shining est l’un des plus grands films jamais réalisés sur l’architecture, le processus de l’écriture, son parcours sinueux et la frontière poreuse entre génie et folie.


Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :


https://youtu.be/ZMjsc2lkIH0

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le 6 juil. 2014

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