Le dernier « grand » film de Brian De Palma (1998) est aussi son plus visionnaire. La réflexion sur l’image et la fragilité de la réalité perçue, travaillant comme une lame de fond Mission Impossible, Body Double et surtout Blow Out, trouve ici son accomplissement final. La virtuosité dialectique de Snake Eyes est assommante, mais grisante.


Toutefois De Palma semble devoir se justifier dans la dernière partie du film, jusqu’à un faux-happy end qu’il tourne à la farce. Si le manège devient plus limpide, l’euphorie est contrariée par cet arrimage brutal. Mais là encore c’est un trompe-l’œil et De Palma sape ce cahier des charges si lourd et brocarde cette réalité télévisuelle fissurée d’indices traîtres, d’angles morts indomptés.


Et il décide de refuser l’optimisme et la soumission de sa propre image, en rebelle conséquent, bien que conceptuel et ingurgité par un Hollywood auquel il se résigne. C’est somme toute une bonne chose puisque cette contrainte a canalisé son goût pour la subversion et l’exposition explicite, en dopant de maturité ses manières (combien d’autres Furie plombantes si De Palma s’était laissé aller ?).


Le film démarre sur un long plan-séquence introductif, une des signatures de De Palma qui trouve ici un sens et une fonction extrêmement théorique, puisqu’elle sera la matrice du récit, de l’intégralité de ses nuances et ressorts. Il s’agit d’y démêler le vrai du faux malgré l’enfumage envoûtant, de voir qui vit dans l’illusion, qui la fabrique et ce qui la nourrit. C’est Rashômon réactualisé.


Snake Eyes donne une sensation de finitude : De Palma nous fait parcourir cet organisme à huis-clôt, une matrice étourdissant ceux qu’elle absorbe, mais dont les rouages sont toujours perceptibles dès qu’un point de vue extérieur ou désimpliqué survient. Sur le plan plus strictement formel, on retrouve à nouveau cet usage raffiné et très singulier des profondeurs de champ (la conversation avec la rousse), qui peut parfois être zappé selon le support de diffusion (télé, ironiquement). L’intrigue est assez grossière en elle-même, en revanche vécu pour ce qu’il est somme toute à l’arrivée, un polar, le film est passionnant.


La mise en scène abonde de détails renforçant l’idée du regard déréalisant. Et puis certaines scènes sont simplement géniales pour des raisons traditionnelles de spectateur : en particulier la scène du match racontée par le boxeur est magnifique, où l’on cède au mythe sans supercherie à la racine cette fois, tandis que la prestation de David Anthony Higgins (Craig dans Malcolm) est hilarante. Enfin l’injustement mal-aimé Nicolas Cage est ici dans un de ses meilleurs rôles, avec un personnage vulgaire, flic pataugeant avec allégresse dans ce casino et cette ville devenue un « égout ».


Sa transformation morale aussi est une supercherie qui se dégonflera : elle est due à la simple réponse à des opportunités excitantes (être le sauveur de cette belle espionne) et plus encore à la prise de conscience qu’il a beau être du milieu, il est un pantin de rien du tout dans un théâtre bien plus écrasant qu’il le croyait et même, destructeur à son égard sitôt qu’il le décidera. Il ne connaît rien du système et celui-ci peut le broyer ; et celui médiatique aussi peut s’en charger, y compris de sa propre initiative.


Complexe mais prompt à se dévoiler, Snake Eyes est surtout un jeu entre De Palma et le spectateur, qu’il laisse le rattraper. Un jeu à démonter les masques du complot, tout en pénétrant dans la bulle artificielle, en l’occurrence le casino (et jouissant de ce vertige), dont la logique de divertissement et de falsification ouverte a pour effet de protéger la toile des quelques-uns. De Palma et le metteur en scène de cette falsification organisée : même travail. Différent combat. Mais dans les deux cas, De Palma nous dit que l’architecture reprend son œuvre, au cinéma ou dans le jeu social et politique, peu importe si le directeur aux manettes change, la manipulation fonctionne tant qu’il y a des ressources et une asymétrie de l’information.


https://zogarok.wordpress.com/2014/09/24/snake-eyes-de-palma/


https://zogarok.wordpress.com/tag/brian-de-palma/ Tout Brian De Palma.

Créée

le 19 oct. 2014

Critique lue 563 fois

3 j'aime

Zogarok

Écrit par

Critique lue 563 fois

3

D'autres avis sur Snake Eyes

Snake Eyes
Docteur_Jivago
7

Faux-semblants

La séquence d'ouverture de Snake Eyes donne déjà le ton, Brian De Palma veut en mettre plein la vue et met en scène une folle entrée dans un Palais des Sports, filmée en plan séquence, avec une...

le 21 janv. 2021

32 j'aime

3

Snake Eyes
Velvetman
7

Amérique sous images

Avec Snake Eyes, Brian De Palma affiche sa virtuosité visuelle sur tous les pores de son œuvre. Virtuosité tellement grandiloquente, qu’elle prend le pouls de son récit. Missile sur l’image...

le 9 juin 2018

28 j'aime

1

Snake Eyes
Ugly
7

Un ballet de corruption et de trahison

Le brillant réalisateur de Mission impossible parvient à sublimer un scénario conventionnel en forme de puzzle par une mise en scène virtuose et inventive, dont on retient le long plan-séquence...

Par

le 15 nov. 2018

25 j'aime

6

Du même critique

La Haine
Zogarok
3

Les "bons" ploucs de banlieue

En 1995, Mathieu Kassovitz a ving-six ans, non pas seize. C'est pourtant à ce moment qu'il réalise La Haine. Il y montre la vie des banlieues, par le prisme de trois amis (un juif, un noir, un...

le 13 nov. 2013

49 j'aime

20

Kirikou et la Sorcière
Zogarok
10

Le pacificateur

C’est la métamorphose d’un nain intrépide, héros à contre-courant demandant au méchant de l’histoire pourquoi il s’obstine à camper cette position. Né par sa propre volonté et détenant déjà l’usage...

le 11 févr. 2015

48 j'aime

4

Les Visiteurs
Zogarok
9

Mysticisme folklo

L‘une des meilleures comédies françaises de tous les temps. Pas la plus légère, mais efficace et imaginative. Les Visiteurs a rassemblé près de 14 millions de spectateurs en salles en 1993,...

le 8 déc. 2014

31 j'aime

2