Une scène, dans Snowden, montre l'ambition d'Oliver Stone. À peu près aux deux-tiers du film, peut-être après encore, Edward Snowden se retrouve dans un bureau, seul, face à un gigantesque écran, pour l'instant éteint. Vu ce qui nous a été montré jusqu'à présent, impossible de croire à cette solitude. L'écran s'allume : c'est son ancien supérieur, le premier à l'avoir recruté, qui lui parle. La discussion en visioconférence s'engage. Les deux hommes y parlent de surveillance, bien sûr, mais les mots ne s'arrêtent pas au palier de la légalité : ils franchissent, doucement, le seuil de l'intime, pour percuter Edward Snowden qui aurait alors utilisé sans en avoir le droit un logiciel de surveillance et qui, surtout, comprend que sa compagne et lui n'ont guère de vie privée. Pourtant, il était conscient des yeux qui le regardaient, ou le croyait-il. À mesure que le temps s'écoule, la caméra se rapproche de l'écran et le visage du supérieur grossit. Ses yeux fixent Snowden. Puis, quand les bords du cadre coïncident avec ceux de cette toile gigantesque où se fige ce visage épiant, le regard ne se dirige plus vers le jeune génie. C'est moi qui suis fixé. Ces yeux sont braqués sur les miens, ils font des mètres et des mètres de diamètre, et je ne peux m'échapper, ils me suivent sans bouger. Contre-champ sur Snowden : il est bord cadre, écrasé par l'intrusion en face de lui. Champ sur son supérieur : Snowden n'est plus là, c'est le spectateur que la NSA regarde. À cet instant, le plan épouse le discours : partout, vous êtes visibles ; vous qui prenez conscience, maintenant, de votre vulnérabilité, vous êtes regardés et vous ne pouvez pas vous dire que c'est une fiction, même si c'en est une. Le regard caméra est un double, voire triple regard caméra : l'homme fixe son écran, fixe Snowden, nous fixe. Il n'y a pas d'échappatoire, dit Oliver Stone.


La puissance de cet instant ne naît pas que du sens de la discussion : elle découle de la mise en scène. La caractéristique principale de Snowden est en effet de convoquer des partis pris, des choix et des stratégies cinématographiques pour immerger le spectateur dans ce monde de surveillance de masse auquel le héros nous ouvre les portes, que nous parcourons avec lui. L'histoire est connue : comment en faire une fiction ? Comment dramatiser et, si possible, "bien" dramatiser ? Pour répondre à cette question, il fallait un réalisateur conscient de ses ambitions et plutôt génial. La filmographie sinusoïdale d'Oliver Stone pouvait laisser envisager le pire. Mais c'est souvent le meilleur qui affleure. Premier exemple : l'utilisation quasi permanente d'une longue focale, qui rend floue une bonne partie de l'arrière-plan et parfois des autres personnages, instille le doute, le sentiment d'observation. C'est apparemment classique ; mais, puisque c'est efficace, pourquoi s'en priver ? Ensuite, l'échelle des plans suit l'évolution du personnage principal. Il suffit ici de remarquer que, souvent placé en situation de domination par rapport à des collègues ou dans le plan même, Snowden devient central, filmé en contre-plongé et nimbé de lumière quand, un Rubik's cube en main, il sourit à l'idée d'avoir fait ce qu'il estimait être son devoir et qu'il sort du carcan. Le plan d'après le fait disparaître en flou, happé par une lumière blanche qui pose cette question insoluble : a-t-il quitté les abysses pour porter à la lumière et à la connaissance la surveillance de masse, ou n'est-il finalement qu'une ombre par qui arrivera le scandale mais qui disparaîtra aussi vite que la lumière l'a inondé, le temps d'une révélation ?


Le discours est parfois trop emphatique, la mise en scène peut-être démesurément appuyée et le choix des derniers plans contestable. Mais il y a, dans Snowden, ce qui fait la saveur des grands films sur l'espionnage, la paranoïa collective, la rébellion à l'autorité, l'homme contre le système : une narration énergique qui passe outre une progression un peu laborieuse pour faire de chaque scène un temps majeur ; un acteur brillant dont la métamorphose (en particulier vocale) impose le respect ; un montage, c'est rare pour être souligné, dont la rapidité fait sens et n'est pas qu'un artifice pour dynamiser le récit (au contraire, ici, quelques passages pèchent par un rythme essoufflé).


Snowden n'a pas l'envergure des grandes oeuvres sur la surveillance de masse, l'espionnage, les États-Unis de l'ombre et de la domination économique. Mais, à une époque où elles sont devenues rares et encore davantage si l'on y cherche de la qualité, il vient à point nommé nous rappeler que le cinéma, même par la fiction, parle fièrement des vices du monde, des ombres de la démocratie, des mensonges d'une époque.

loeildepoups
8
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le 12 nov. 2016

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