Il existe dans le cinéma chinois contemporain une frange de réalisateurs qui semble adopter une position relativement homogène pour raconter l'histoire de leur pays, de la fin de la révolution culturelle jusqu'à aujourd'hui. Au sein de ce groupe, on retrouve des fresques imposantes s'étalant parfois sur près de quatre heures, qui entendent balayer de grandes fenêtres temporelles souvent sur plusieurs décennies. Le registre de la tragédie est régulièrement abordé sous la perspective du mélodrame familial, à travers la fragmentation des communautés et l'impuissance des individus face aux grands mouvements d'ensemble. Cette thématique de la déconstruction se retrouve ainsi, presque nécessairement, dans les dispositifs de mise en scène qui manipulent de manière très régulière des narrations elles aussi fragmentées, des reconfigurations temporelles avec des sauts dans le passé ou dans le futur, des changements de tonalité captés sur des rythmes extrêmement lents, le long d'un fil rouge intimiste qui sème ses symboles comme s'il s'agissait d'un jeu de piste.


Ces propositions dotées d'un potentiel clivant non-négligeable peuvent se révéler décevantes, déconcertantes, on le comprend aisément, et elles sont a minima déroutantes. Les premiers temps peuvent être assez obscurs, quand on baigne dans la confusion des temporalités parsemées d'ellipses et tant que les liens entre personnages ne sont qu'au stade de l'esquisse. Ces obstacles dressés sur le chemin des narrations conventionnelles peuvent relever autant du parti pris constructif que de la posture stérile. Comme les deux faces d'une même tentative de virtuosité.


Pour nommer les choses, on peut penser à :
- Jia Zhang-ke, avec A Touch of Sin (2013, quatre histoires sur la condition de plusieurs milieux sociaux), Au-delà des montagnes (2015, trois temporalités autour d'une famille face au changement de civilisation), et Les Éternels (2019, un couple à travers trois grands moments de sa vie).
- Hu Bo, avec An Elephant Sitting Still (2019, quatre solitudes pour un portrait choral imposant de la douleur contemporaine).
- Bi Gan, avec Kaili Blues (2015, nébuleuse sensitive où la linéarité du temps et les degrés de réalité volent en éclats en arrivant dans un petit village) et Un grand voyage vers la nuit (2019, rêve et souvenirs pénètrent le réel et charpentent le récit).
- Diao Yi'nan, avec Black Coal (2014, enquête policière qui navigue à travers le temps et les transformations de la société) et Le Lac aux oies sauvages (2019, plongée nocturne dans les bastions industriels où les flashbacks remodèlent le présent en flirtant du côté du néo-noir).
- Zhang Yimou, avec Coming Home (2014, drame historique propret sur l'impact de la révolution culturelle, à travers l'histoire d'une femme amnésique et des retrouvailles impossibles avec son mari sur plusieurs décennies).


Et, donc, Wang Xiaoshuai avec So Long, My Son, qui entend épouser une configuration similaire (serait-ce la naissance d'une forme d'académisme ?) pour établir le portrait de deux familles aux destins intimement mêlés, sur près de 40 ans. Le contexte historique est donc désormais familier : il s'agit de suivre les répercussions des dernières années de la révolution culturelle et de la politique de l'enfant unique sur un petit groupe d'individus unis dans la tragédie posée en introduction — la noyade d'un enfant. L'absence d'un être cher, au même titre que le malheur suscité par un cours d'eau, hanteront les trois heures passées auprès de Liyun et Yaojun au gré d'une symbolique diffuse. Trois heures et quarante années de reconstruction au fil de l'eau et de l'écriture de l'histoire de la Chine contemporaine, le long d'un récit extrêmement sinueux : la dimension non-chronologique des événements, avec une linéarité à grande échelle mise à mal par une somme continue de non-linéarités ponctuelles, exige une attention de tous les instants et peut rendre la compréhension de la première heure assez périlleuse.


Un voyage aux côtés de deux familles dont le portrait serait effectué par petites touches éparses et successives, alimenté en cela par des bribes de leur passé qui nous reviendraient de manière irrégulière, comme les flots de la séquence inaugurale (tournée en plans continus et très lents) qui ne cesseront pas de revenir sur le devant du récit au gré des ellipses ou des associations d'idées, comme un cauchemar vaporeux mais tenace. Sans doute Wang Xiaoshuai se fait-il un peu trop insistant au niveau de la grammaire, au détour de plusieurs rimes cinématographiques insistantes (les prénoms identiques des deux fils "uniques", le parallèle avec l'enfant du couple d'amis, le grand déballage final). Mais cette façon dont les existences sont modelées, si ce n'est malmenées, baignant dans les incertitudes caractéristiques de ce courant (temporelles et relationnelles), compose une fresque intense et indélébile.


http://je-mattarde.com/index.php?post/So-Long-My-Son-de-Wang-Xiaoshuai-2019

Morrinson
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Mon cinéma chinois, Top films 2019 et Cinéphilie obsessionnelle — 2020

Créée

le 25 mars 2020

Critique lue 296 fois

10 j'aime

3 commentaires

Morrinson

Écrit par

Critique lue 296 fois

10
3

D'autres avis sur So Long, My Son

So Long, My Son
seb2046
8

Ce n'est pas qu'un au revoir...

SO LONG, MY SON (17,2) (Wang Shiaoshuai, CHI, 2019, 185min) : Cette vertigineuse fresque mélodramatique familiale, politique (loi sur l'enfant unique adoptée en 1979 par Deng Xiaoping leader...

le 3 juil. 2019

20 j'aime

2

So Long, My Son
titiro
10

Inoubliable.

Je pense que So Long, My Son sera le film de l'année. C'est en tout cas un des films de la décennie. Ça fait pompeux dit comme ça, mais c'est un fait : ce film m'a profondement marqué et bouleversé...

le 24 juil. 2019

18 j'aime

5

So Long, My Son
Wangkai
5

Il manque quelque chose

C'est toujours assez délicat de ne pas être séduit par un film qui emballe autant critiques et téléspectateurs. Tout d’abord, Yong Mei et Wang Jingchun sont en effet vraiment extraordinaires et...

le 6 juil. 2019

16 j'aime

3

Du même critique

Boyhood
Morrinson
5

Boyhood, chronique d'une désillusion

Ceci n'est pas vraiment une critique, mais je n'ai pas trouvé le bouton "Écrire la chronique d'une désillusion" sur SC. Une question me hante depuis que les lumières se sont rallumées. Comment...

le 20 juil. 2014

142 j'aime

54

Birdman
Morrinson
5

Batman, évidemment

"Birdman", le film sur cet acteur en pleine rédemption à Broadway, des années après la gloire du super-héros qu'il incarnait, n'est pas si mal. Il ose, il expérimente, il questionne, pas toujours...

le 10 janv. 2015

138 j'aime

21

Her
Morrinson
9

Her

Her est un film américain réalisé par Spike Jonze, sorti aux États-Unis en 2013 et prévu en France pour le 19 mars 2014. Plutôt que de définir cette œuvre comme une "comédie de science-fiction", je...

le 8 mars 2014

125 j'aime

11