Cette année, la sélection du Festival de Cannes était bien garnie. Il y avait du beau monde, et parmi les cinéastes en lice, nous retrouvons l’indéboulonnable Ken Loach, grand habitué du rendez-vous, lauréat de la Palme d’Or à deux reprises, avec Le vent se lève en 2006, puis Moi, Daniel Blake, en 2016. Cette année, il est reparti bredouille avec Sorry We Missed You, mais il serait assez regrettable de passer à côté de ce dernier film.


Comme à son habitude, Ken Loach nous invite à rencontrer une modeste famille britannique. La mère est aide-soignante, quand le père est en train de changer de travail, cherchant à avoir davantage d’indépendance, et de ne plus rapporter à qui que ce soit. Il devient livreur franchisé, un statut supposé lui donner de la souplesse, malgré l’apparente complexité de la tâche. Cette nouvelle opportunité est source d’espoirs, mais elle va exiger de nombreux sacrifices, et la question est de savoir jusqu’où l’on peut consentir à des sacrifices sans détruire sa propre vie et celle des autres ?


Pour son dernier film, Ken Loach part de l’actualité récente, en se basant notamment sur l’ubérisation de l’économie, terme relié à diverses entreprises qui permettent à ceux qui travaillent pour elle de proposer des services, tout en disposant d’une certaine indépendance, et en étant très suivis et objectivés. La promesse est là : modifier des composantes du monde du travail, à travers des éléments de vocabulaire et un mode de fonctionnement qui permet à ceux qui « embarquent » dans l’entreprise d’éviter la pression hiérarchique d’une entreprise plus traditionnelle. Sauf que, pour Ricky, cette vie professionnelle très exigeante et absorbante est incompatible avec une vie de famille compliquée par le travail également épuisant d’Abby, le tempérament rebelle de Seb, et le besoin d’attention de Liz. L’enjeu de Sorry We Missed You est de montrer l’éternelle difficulté rencontrée par des parents de familles modestes à subvenir aux besoins de ces dernières, et que cela n’est pas en voie de changer, malgré les promesses liées aux changements économiques actuels.


Ricky ne veut que le bonheur de sa famille, et être en mesure de subvenir à ses besoins. Mais les efforts consentis sont tels, démesurés par rapport aux bénéfices récoltés, qu’il n’a plus de temps à consacrer à elle. La pression et la fatigue empêchent toute forme de communication, notamment entre le père et le fils. Accaparé par son travail, le père ne peut plus accorder de temps à un fils en quête de repères et, surtout, de reconnaissance de la part de son père. Pour exprimer cette morosité, Ken Loach fait baigner son film dans des couleurs automnales, sombres, le tout dans un naturalisme caractéristique de son cinéma, pour être le plus authentique et le plus proche de la vérité possible. On pourrait se dire que Sorry We Missed You est très tranché dans son propos, diabolisant ce nouveau système, mais il ne faut pas y voir plus une dénonciation agressive qu’une mise en garde face à un système qui se veut novateur et meilleur, quand il suscite les mêmes dérives que ceux d’avant.


Sorry We Missed You est un film dur, un petit choc que Ken Loach a l’habitude de nous proposer. Le cinéaste reste fidèle à ses traditions et à ses idéaux, tout en étant capable de s’adapter à son époque et de livrer des discours pertinents capables de résonner dans notre esprit pour nous mener à réfléchir. C’est une chronique d’une descente aux Enfers dans les travers de l’ubérisation, qui capitalise sur l’espoir de trouver une forme d’indépendance, pour piéger ceux qui y croient dans une prison dirigée par la rentabilité et les statistiques. Dur, désespéré, mais nécessaire.


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JKDZ29
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le 28 oct. 2019

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