Un documentaire "Written, directed and edited by..."
C'est bizarre comme la définition de "documentaire" a changé. Dans les années 1960-1970, c'était assez proche de récit de voyage. Quelqu'un va dans un endroit inhabituel assister à quelque chose d'inhabituel puis il montre ce qu'il a récolté. Un peu comme le commandant Cousteau, quoi. Bien entendu, un documentaire est aussi une fiction, Godard et Marker l'ont suffisamment dit, et parfois il est bon que le reporter se mette lui-même en scène pour introduire une distance dans le regard du spectateur.
Mais aujourd'hui, c'est l'exact inverse : les documentaires états-uniens veulent abolir la distance entre le passé et la recherche du passé, et c'est assez grave. On prend une histoire, au demeurant fort belle, et on la reconstitue en demandant aux interviewés de se mettre en scène, quasiment comme s'ils lisaient un script. Une reconstitution qui ne dit pas son nom. C'est grave, tout de même, non ?
Et pourtant, Dieu sait que l'histoire de Cristo Rodriguez est belle. Imaginez un croisement entre Dylan et Gandhi qui se serait musclé en travaillant pendant 40 ans dans le bâtiment à Detroit, Michigan. Dans les années 1970, ce gars produit à très faible tirage (la vérité ne sera jamais tirée au clair) deux albums touchant et bien léchés, avec des paroles dévastatrices sur la street life américaine, les putes, la drogue. Un regard à hauteur d'homme, mais bien stylisé, et une voix habitée. Et sans le savoir, ce gars est une icône anti-Appartheid en Afrique du Sud. Comme les pochettes en bootleg ne disent rien sur lui, des légendes courent comme quoi il se serait suicidé sur scène (version immolation, version flingue, version mort en prison...). Des Afrikaners quadras groupies (un disquaire, un journaliste de musique) retrouvent, grâce à un site internet, sa trace à Detroit : le gars est encore vivant. Avec tous les bons sentiments dont est capable un Bisounours (et aussi la perspective de faire un gros coup ?), nos gars organisent le come-back de ce gars resté modeste, qui fait 6 concerts de folie en juin 1998.
ça me met mal à l'aise. Car on nous vend un gars comme "genuine", comme authentique, et nul doute qu'il l'est, mais on le fait participer à une oeuvre de fiction qui ne dit pas son nom mais qui le met en scène, avec, pour combler les trous, des petites transitions en animation arty, ou des gens qui feuillettent des albums photos les larmes aux yeux. Et finalement on ne dit rien de ce gars qui a deux filles, visiblement de deux unions différentes : pudeur ? Et on trouve finalement beaucoup de photos de Rodriguez dans Detroit, avec ses lunettes noires et son sourire timide-ironique. Etait-il donc si anonyme qu'on nous le vend ? Autant de questions auxquelles cette fiction bourrée de bons sentiments (à l'inverse des textes du mec) se garde bien de nous réponde.
Belle histoire, mais c'est un peu putassier et nul doute que le CD, s'il a été ressorti, a dû faire un beau carton.