Chef de fil du giallo italien dans les années 70, Dario Argento doit en grande partie sa renommée planétaire à Suspiria, sans doute son œuvre la plus aboutie, qui continue de déchaîner les passions génération après génération. Et pour preuve, le remake du chef-d’œuvre de 1977 pointera le bout de son nez dès la fin de l’année ; un héritage d’autant plus lourd lorsqu’on prend conscience de la richesse du matériau d’origine.


Classique du giallo, Suspiria est un « film d’horreur » italien aux allures de slasher, esthétisé à l’extrême, et où meurent dans d’atroces souffrances « ceux qui en savent trop ». Car loin de la puissance suggestive de l’inimitable Massacre à la tronçonneuse (1974), Argento nous offre ici des pendus, des couteaux dans la poitrine à cœur ouvert, des scarifications, des épingles dans les yeux, du sadisme, du voyeurisme, des rites sataniques, et tant d’autres joyeusetés qui participent de l’ambiance malsaine constante. Cependant, loin de se contenter de faire gicler l’hémoglobine, le cinéaste italien enrobe son propos d’une esthétique singulière, inoubliable, qui embellit les actes les plus atroces.


Suspiria commence avec un générique en noir et blanc, simple, sur un doux air de boîte à musique allant crescendo jusqu’à s’enrayer, et laisser place à des grincements métalliques inquiétants. Une descente aux enfers musicale prophétique, et une absence de couleur qui prélude à l’explosion bariolée et sanguinolente qui suivra. Une entrée en matière pudique où Argento se prépare à frapper, sans que nous puissions mesurer l’ampleur de ce qui nous attend.



Une symphonie esthétique



Suspiria jouit de l’usage hyper-stylisé – et maîtrisé – de son technicolor, offrant un véritable langage visuel. Les couleurs en disent long sur les personnages, les états d’esprit, les ambiances, de par ce que chacune d’entre elle représente. Il y a d’abord le rose de la façade de l’école : rose de la naïveté de jeune fille, rose de l’enfance pas encore pervertie. Puis il y a le bleu des murs : bleu glacial de la nuit, bleu spectral, bleu du rêve et de l’imaginaire. Parfois, le vert surgit : vert de la séparation et de l’aliénation, vert de la disparition ; ou encore le blanc : blanc de la pureté, blanc de la désinfection (la nuit de l’invasion des « larves »), blanc de la virginité. Petit à petit, le jaune devient de plus en plus présent, au fur et à mesure que Suzy s’approche du secret : jaune du mensonge et de la supercherie, jaune du malaise. Et enfin, il y a bien sûr le rouge vif : rouge du sang, du vin, rouge du vernis à ongle et du rouge à lèvre, rouge de la féminité brûlante et du devenir-femme.
Par une utilisation intelligente des couleurs, d’abord primaires puis de leurs composés, Argento peint son tableau pelliculé où chaque couche de peinture est une nouvelle couche de signification.


La réalisation se met alors au service de ce jeu de couleurs. Le malaise ou le dégoût évoqué par le jaune est souvent accompagné de cadrages bancals, d’asymétrie ; ou encore le bleu nocturne est mis en scène par des travellings avant/arrière qui donnent cette impression de profondeur abyssale de la nuit. Les jeux de miroir anticipent l’aliénation (« le malheur ne vient pas des miroirs fêlés, mais des cerveaux fêlés ») avec ce fameux « secret derrière la porte », là où la caméra qui déambule dans les longs couloirs donne l’impression d’être en vue subjective, hésitant à tourner la tête au prochain virage, de peur que quelque démon l’y attende.


Petit détail notoire, l’adresse de l’école est à la rue « Escherstrasse » (en Allemand, « rue Escher »). Or Escher était un architecte qui donna son nom à l’adjectif « escheresque », c’est-à-dire « des constructions impossibles, des explorations de l’infini, des pavages et des combinaisons de motifs qui se transforment graduellement en des formes totalement différentes ». N’est-ce pas là la définition même des limbes que nous fait parcourir Suspiria ? Un grand labyrinthe anxiogène et baroque qui n’a pour finalité que la peur, la désorientation, la recherche obsessionnelle du mystère, la métamorphose des corps et les changements incessants de couleurs.


Et à côté de l’image, la musique est tout aussi fondamentale. Elle est comme un personnage, comme l’incarnation de ce Mal qui hante l’école, et dont la corporéité serait faite de flashs lumineux, d’yeux jaunes s’éveillant dans la nuit, de larves ou de chauves-souris démoniaques. De ce Mal, la musique en est sans hésitation l’esprit, l’âme, celle qui conduit et dirige le corps matériel depuis ses hauteurs intelligibles et sonores. Un Mal d’autant plus terrifiant qu’il n’est pas palpable, invisible, et qu’il s’impose à nos oreilles.



Un conte de sorcière devenu un classique



Devant Suspiria, difficile de ne pas penser à Alice au pays des merveilles tant les parallèles sont nombreux. Il y a d’abord cette jeune héroïne naïve et obstinée, impertinente et rêveuse. Il y a ce passage, à travers une porte, d’un monde terne et banal à un univers fantasque et coloré : l’arrivée se fait en voiture, sous la pluie, par un minutieux travelling avant, devant la façade rougeoyante de l’école qui est comme l’ouverture vers l’imaginaire, précédé d’un travelling horizontal sur la forêt et ses innombrables troncs d’arbres qui défilent et qui sont comme le tunnel vers le pays des merveilles. Et même dans l’école, les longs couloirs rappelleront toujours cette impression de passage entre les mondes, entre la réalité et le fantastique.


Mais il y a aussi du Carrie (1976) dans Suspiria, avec la rivalité féminine, l’esprit de compétition, la trahison et la manipulation. Tout comme le film de De Palma, l’œuvre d’Argento s’apparente à un conte de sorcière moderne, presque féministe sans se savoir comme tel. Pourtant, on peut lire ici et là que Susipiria serait misogyne, ne mettant en scène que de jolies filles (et faisant des plus « laides » les méchantes), ou encore en trouvant une certaine jouissance à les tuer de la manière la plus esthétique possible. À cela, on peut répondre que si les femmes souffrent des violences les plus extrêmes, elles sont aussi au centre de l’histoire et représentent les seuls personnages « complets », qui ne soient pas atrophiés voire animalisés. Car parmi les rares hommes, Pablo, le serviteur, est privé de la parole ; Daniel, le pianiste, est privé de la vue ; et Mark, le complice, est privé de son libre-arbitre.


Suzy, dont le statut d’étrangère en fait un personnage qui n’est pas dans son élément, semble dès le départ très affectée par les forces maléfiques qui parcourent l’école (malaises, vertiges, migraines). Pour autant, elle jouit d’une volonté de fer, déterminée coûte que coûte à démasquer les machinations sordides qu’elle suspecte. Et le génie du film, c’est d’arriver à normaliser l’irrationnel et le fantastique, comme si tout cela était on ne peut plus banal, jusqu’à faire passer les suspicions (légitimes) de Suzy pour de la paranoïa. Mais le professeur Milius la rassurera en lui disant que le scepticisme est la réaction naturelle des gens de nos jours, alors que la magie est pourtant omniprésente.


Pour autant « la magie est cette chose à laquelle tous croient toujours », la magie est donc une « foi ». Et l’horreur de Suspiria se fonde sur une foi, sur une adhésion quasi-religieuse du spectateur à un esthétisme outrancier et un monde absurde et fantastique. La foi en un onirisme constant, à la frontière du rêve et de la réalité. Oui, on se sent parfois perdu, la narration paraît peu claire et l’histoire difficilement compréhensible de prime abord, outre l’aspect sectaire de l’école que l’on discerne d’entrée. Mais qu’importe, Suspiria est un cauchemar paranoïaque interminable par lequel on se laisse volontiers entraîner, à qui on tend la main comme pour que le diable nous emporte au plus profond des enfers ; un théâtre onirique du Mal, dont, à l’inverse d’Alice, on ne ressort jamais. Car ici la sorcellerie prend l’apparence de meurtres ordinaires, physiques et non « magiques ». Ici, la sorcellerie est l’ordinaire, la magie est la normalité. Les plus pragmatiques pointeront du doigt les incohérences scénaristiques, la superficialité du propos au profit d’un travail uniquement formel ; et ceux-là n’auront pas forcément tort non plus, mais leur désenchantement n’aura d’égal que l’émerveillement de ceux qui auront dit « Oui » à Argento, qui auront signé le pacte et accepté d’y croire sans concession, aveuglément, irrationnellement – passionnément. Or c’est peut-être ça, le plus beau maléfice du cinéma.


[Article à retrouver sur Cineseries-Mag]

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le 11 juil. 2018

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Jules

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