Les dix premières minutes sont déjà folles. Une voix off nous fait entrer dans un conte. Once upon a time une jeune danseuse américaine qui rejoint une maison universitaire de renom à Fribourg. Le texte est doux mais ce qui l’englobe ne l’est pas : le timbre de la voix(d’Argento himself) inquiète d’entrée et la musique des Goblin, déjà retentissante, achève de faire débuter ce conte de manière funeste. La musique, parlons-en : De douces notes de cloches bientôt secondées par de stridentes et brèves sonorités de corde de violon. C’est ensuite une sorte de susurrement satanique qui accompagne le tout, rattrapé par de vives percussions perdues. L’image n’est pas encore là mais déjà l’ambiance musicale préfigure l’angoisse, la flamboyance, les couleurs, la tempête, une violence expressionniste, quelque chose d’hors norme.

Première image, un aéroport, quelques grandes destinations qui défilent sur un panneau d’affichage des horaires de vol. Ensuite, un couloir, les tons sont rouges. La demoiselle que la voix off vient de nous présenter, en sort, le pas décidé comme si elle savait ce qu’elle venait trouver en Allemagne. Le pas vif disparaît aussitôt. Une inquiétude la happe, une peur invisible, une force indescriptible. Le Mal sent qu’il est en danger alors il le fait savoir. Argento alterne deux types de plans, afin de créer un vertige : travelling avant héroïne marchant de dos ; travelling arrière héroïne évoluant de face. Suivant le plan, la musique, toujours ces cloches effrayantes, s’estompe ou redémarre. Lorsque Suzy passe la porte coulissante de sortie d’aéroport, elle semble assaillie par ces voix étranges qui font partie intégrante du score musical. Un plan fabuleux s’attarde sur le mécanisme de la porte, en amplifiant nettement le bruit qu’il produit. C’est déjà un instrument de mort. Dehors, il pleut des cordes. Après maints échecs pour alpaguer un taxi, l’un d’eux s’arrête. Barrière de la langue oblige, Suzy est obligée de montrer (le nom sur un bout de papier) au chauffeur de taxi un brun bizarre là où elle désire aller. Dès lors, le chauffeur parlera italien, comme Suzy, qui est américaine mais on s’en tape. Tout le film sera parlé en italien. Dérèglement ou pas, c’est la magie Argento, il peut tout se permettre.

Quelques instants plus tard, lors de la séquence du mythique premier meurtre (le soir de l’arrivée de Suzy) le montage est alambiqué, informe, on nage en plein cauchemar. Du meurtrier nous ne verrons que les mains (celle du réalisateur, d’ailleurs) et de tout le film nous ne connaîtrons jamais l’identité du meurtrier puisqu’il est évident qu’il est guidé en sous-fifre par la fameuse reine des soupirs. Le twist tant travaillé dans la trilogie animalière n’a plus d’importance ici. De la même manière, essentiellement dans les séquences de meurtres, les lieux se superposent sans logique narrative. Le film n’est pas tendre là-dessus c’est aussi pour cela que le second visionnage peut être plus puissant (ce fut mon cas) tant on se rattache exclusivement à la mise en scène et non à une continuité narrative confortable. C’est de la stylisation au paroxysme de l’outrance. Argento ne se soucie guère du réalisme inhérent au genre, il crée une alchimie magnifique, entre corps et lumière. Il privilégie le malaise, via des ruptures de rythme, des aberrations de montage, un éclairage extravagant. Il vise le chaos.

Argento tente d’attirer l’œil, de le saisir et de ne plus le lâcher, une sorte d’inquiétude mortifère qui vient compenser des couleurs primaires presque joviales. Le contraste est trop puissant. Il ne permet pas de s’y sentir à l’aise comme on s’en délecte généralement avec le genre. Là, on en prend plein les mirettes mais sans la dimension confortable. On est bousculé. Hormis Profondo rosso, qui me fascine pour de multiples raisons, j’ai toujours trouvé Argento trop sage et sûr de ses effets, ménageant l’inclinaison culminante de son style afin de raconter son histoire. Suspiria, à ce titre, me paraît absolument parfait, tant il apparaît comme un condensé exacerbé de son expression, avec ces explosions de couleurs et cet immense travail sur le son. J’aime quand le genre ne prend pas de pincettes. C’est ce chaos que j’aime tout particulièrement ici, cette jouissance jamai remise en question, jamais rattrapée par la normalité.

Suspiria c’est un peu Walt Disney qui aurait mal tourné : Motifs similaires à ceux de Blanche Neige et les sept nains, aventure abracadabrantesque et chimérique surfant sur la vague d’Alice au pays des merveilles. Et il faut du corps pour créer ces ambiances. Il faut des étrangetés, des séquences que l’on retient dans ce qu’elles ont d’inattendues, qu’il s’agisse de la lame d’un couteau qui émet une source lumineuse dix fois trop importante, les crocs d’un cabot dans une gorge ensanglantée, une invasion de vers, un grand rideau rouge derrière lequel une silhouette respire anormalement, une course à la mort dans un bois, une bouche d’égout terrifiante, des poignées de porte un peu trop hautes, des couleurs impossibles. Il faut tout ça. Il faut tordre et distordre. Tous les personnages autour de la reine sont des tronches improbables. Improbables parce qu’elles sont réunies ensemble dans un même lieu. De l’enfant blondinet inexpressif aux cuisinières dégueulasses, de l’homme de ménage biscornu au coach de danse perverse, il n’y a que des gueules terrifiantes, difformes et
funestes.

Le film est aussi immense pour sa fin et cette chasse au trésor en crescendo cauchemardesque, orchestrée par Suzy afin de débusquer le fameux secret derrière la porte, tout cela en suivant tout un processus libérateur, emprunté aux fameux dessins animés ainsi qu’aux résolutions d’enquêtes policières, mais dynamité par la mise en scène. Suzy entendait régulièrement les pas des autochtones, au-dessus de sa chambre, se diriger dans un lieu qu’elle ignore mais elle avait préalablement déterminé que ces pas n’allaient pas où ils étaient sensé aller à savoir vers la sortie. Tout cela est résolu dans un jeu de piste savoureux et au moyen de résurgences mémorielles chères à Argento (on se souvient de la fin de Profondo rosso) réinterprétant les mots manquant lâchés par la fille du début, juste avant qu’elle ne se fasse trucider – tourner l’iris bleu. La filmographie du cinéaste est traversée de ces motifs et la progression par l’œuvre d’art (un tableau dans un miroir ou une gigantesque fresque sur un mur). Suspiria évoque alors le Rosemary’s baby de Polanski ôté de son éventuelle dimension paranoïaque ou Répulsion du même Polanski ôté de ces hallucinations. Suzy est en enfer. Aucune
alternative. Au royaume des sorcières et son salut réside en l’aboutissement de ce qu’avait échoué la première vagabonde qui lui aura glissé le relais en énigme juste avant de trépasser.

Dès lors qu’il emprunte au fantastique, Argento est totalement libre : le Mal s’immisce partout, dans chaque plan, chaque recoin de pièce, dans ces êtres humains répugnants comme via certains autres êtres vivants à l’image de ce chien soudainement enragé ou de ces yeux de panthère derrière la fenêtre. Je crois que c’est cette liberté qui transpire dans chaque séquence qui me fait dire que c’est le meilleur film de son auteur. A la fin, le Mal battu, c’est toute la maison aux soupirs qui s’enflamme, portes qui cèdent, objets qui s’envolent, tout s’écroule à la manière d’une maison de cire surchauffée et les sous-fifres du Mal partent eux aussi en déliquescence, mais ce n’était que des hôtes déjà morts depuis longtemps. Suzy aura gagné face à la mort. Elle peut sourire. Ce dernier sourire est sans doute ce qu’Argento avait de plus honnête à montrer.
JanosValuska
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le 26 nov. 2013

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JanosValuska

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