On limite souvent Suspiria à un trip esthétique. Constat, sec, bam, phrase choc, zavez vu ?
Ça l'est, hein. C'est même une référence à ce niveau.
Mais c'est aussi un film pas si bête.
Démonstration - qui va nécessiter une grosse parenthèse sur ses premiers films, d'abord :


Ce qu’il y avait d’intéressant, dans les premiers films d'Argento, c’était leurs héros. Des gens d’une trentaine d’années, des musiciens, de la bonne petite bourgeoisie parfaitement moyenne. Le genre de type que l’on trouve sur la médiane du mâle, pour ainsi dire. Et notamment à cause de la façon dont ils traitent les femmes dans leur vie : Roberto (4 Mouches de Velours Gris) aime sa conjointe, mais n’est pas non plus à l’abri des charmes d’une voisine ; quant à Marcus (Les Frissons de l'Angoisse), la façon dont il traite la journaliste qui l’accompagne dit tout. Il l’aime bien, mais il ne peut pas s’empêcher de lui dire qu’elle a quand même rien à foutre dans le travail d’investigation, parce que c’est quand même un champ pour les mecs, hein (clin d’œil-clin d’œil coup-de-coude), et de la traiter avec un paternalisme délicieusement vingtième siècle. Et quand on voit ça, on se dit, bon, c’est pas cool, mais il faut replacer ça dans le contexte dans lequel ça a été écrit, et tout et tout, et puis après tout, les films d’Hitchcock, ça pouvait être un peu comme ça. Sauf que les deux films prennent un tour inattendu au fur et à mesure que l’intrigue se dénoue : on découvre qu’ils sont construits, et assez magistralement, sur l’opposition d’un spécimen moyen d’une société, et des pires produits de ladite société. Une société qui – dans les années 70, en tout cas, et certainement toujours aujourd’hui – est aussi misogyne qu’hétéronormative. Et au final, on se rend compte que ce sont les gens ordinaires, les visages anonymes, les héros d’un jour qui, par les modes de pensées et les déterminations qu’ils entérinent par leur train-train et leurs pensées quotidiennes, qui créent les véritables monstres, les anonymes, les oubliés, qui n’ont qu’un pas à franchir pour devenir des silhouettes vengeresses, plus vraiment humaines parce que déshumanisées, qui ne peuvent rien conceptualiser d’autre que la violence et la vengeance.


Suivant le bon vieil adage du dramaturge William Congreve :


« Hell hath no fury like a woman scorned »


Et ce discours, assez renversant d’intelligence, n’est que davantage confirmé par le changement de ton qui s’opère dès que le réalisateur s’intéresse à une héroïne, dans Suspiria. Faisons une distinction bateau entre une horreur mâle et une horreur féminine. La peur dans les premiers opus d'Argento repose sur des ressorts, qui, au final, visent le spectateur – au masculin – la perte de contrôle de l’homme dans le monde qu’il a établi, l’impuissance (dans tous les sens du terme) face à une menace invisible, la peur d’une castration/pénétration à coups de couteau (chantons tous en cœur : « vive la lecture freudienne, vive la lecture freudienne, lalalala »). Mais là, c’est pas pareil. Suzy l’américaine est une déracinée, qui entre dans un monde qu’elle ne connaît pas : l’Europe, le Vieux Continent, l’endroit parfait pour créer l’antithèse de l’ordre précédemment montré. Et en effet, ici, toute la ville baigne dans une pluie surnaturelle, tous les éclairages sont sursaturés, les décors chargés au point de faire passer Le Cabinet du Docteur Caligari pour une maison dans D&Co (alors que les films d’Argento prenaient jusque-là place dans un contexte urbain classique), et surtout, l’école de danse est un milieu entièrement féminin. Trois hommes seulement y vivent, tous clairement en bas de la hiérarchie : un pianiste aveugle, un concierge gâteux et difforme, et un jeune homme qui sert de souffre-douleur/Cendrillon aux professeurs. Cette école, au sens du bâtiment – car Argento ADORE filmer des bâtiments, les faire respirer d’une vie malveillante –, est un mystère, un mystère qui prend sa source dans des mythes et des légendes typiquement empreintes de féminité, et un mystère qui remonte à une époque, peut-être, ou les rapports de genre se concevaient différemment. Et comme tout mystère, elle est dangereuse, ceux qui s’y risquent ont de fortes chances de finir violemment assassinés, mais il révèle quelque chose (quoi, exactement, difficile à dire – c’est un reproche qu’on pourrait faire au scénario, je suppose) à celle qui parvient à pénétrer en son cœur (et oui, encore une fois, la sous-texte sexuel est pas loin, avec un jeune fille dans une école dont le but est d’apprendre à maîtriser les possibilités de son corps, devant explorer les coins et les recoins d’une maison ou d’une bâtisse – la femme comme bâtiment, c’est potentiellement problématique mais c’est une symbolique ancienne, dont on peut trouver des échos récents, dans, par exemple, Les Mains Libres de Paul Eluard –, ouvrir des portes et des passages secrets … d’ailleurs, un passage secret dans le film s’ouvre en caressant la peinture d’une fleur … si vous avez besoin que je vous fasse un dessin …), à maîtriser les dangers d’un univers païen, incompréhensible mais fascinant et dangereux.


Suspiria, c'est une espèce de violence douce, languide, malaisante mais d'une beauté assez stupéfiante, dans des décors magnifiques, et avec des montées de tension absolument magistrales. Rien n'égale à ce titre la scène de l'aveugle, probablement le plus grand morceau de bravoure de la filmographie du maestro (quoique, le premier double meurtre est très bon, et assez culte). Alors même si il y a des longueurs et que la fin est un poil ratée (sérieusement, pour un mal millénaire, Markos est défaite en deux temps, trois mouvements), on se laisse happer, encore et toujours, portés par les accords glauques d'une boîte à musique, dans cette dimension primitive, bizarrement bancale et étrangement excitante.

EustaciusBingley
9

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Créée

le 16 nov. 2015

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