La mort lente et douloureuse du Wu Xia Pian

De tous les cinémas, c'est bien le cinéma hong-kongais qui, dans le sillage des grands classiques chinois, a savamment façonné notre vision contemporaine du wu xia pian. Mélange adroit de comédie, de drame, d'action et de mythologie souvent décliné en sagas dantesques, à l'image de L'Incendie du Monastère du Lotus Rouge et ses dix-sept suites, le wu xia pian s'est imposé comme le cinéma asiatique le plus populaire de tous, semant sur son chemin d'insaisissables chefs-d'œuvre, comme le très pur A Touch of Zen ou les interlopes Histoire de fantômes chinois et The Lovers (ce dernier réussissant même l'exploit d'un wu xia pian sans combats, pervertissant le genre et frôlant le pur mélo). Qu'on se rassure néanmoins : visiblement aussi outré que toute personne de bon goût par le fatras de chansons pop, romances sur-jouées et dialogues en roue libre qui caractérise plus encore que tout le reste le wu xia pian populaire, Hou Hsiao-Hsien nous gratifie aujourd'hui de sa vision très festivalière du genre, qui, soyons honnêtes deux secondes, est au wu xia pian ce qu'Amour de Michael Haneke est à la comédie romantique.


Véritable film de sabre pour cannois sous prozac, The Assassin nous conte l'histoire moyennement passionnante d'une machine de guerre rongée par les sentiments qu'elle porte à l'homme qu'elle est censée assassiner (message subliminal : une femme reste une femme, surentraînée ou pas, hein). Peu d'élaboration autour des sentiments pourtant essentiels de Yinniang, l'assassine en question, puisque le plus clair du temps elle n'apparaîtra pas l'écran, la faute au seul véritable parti-pris de mise en scène d'Hou Hsiao-Hsien, consistant à suggérer sa présence hors champs. Du reste, on a le droit à de l'intrigue politique pour les nuls et à des histoires de femmes trompées vues et revues, et déjà filmées avec infiniment plus d'éclat. On est très loin de l'intrigue subtile et touffue suggérée par la critique à l'époque de la première présentation du film à Cannes, tant les grandes lignes de The Assassin paraîtront évidentes à qui ne s'endormira pas devant (pas facile, il faut le reconnaître).


Pour parer à la pauvreté théorique de son film, Hou Hsiao-Hsien tente d'ériger quelques cache-misères, dont une intrusion dans le fantastique qui s'apparente à une tentative désespérée de faire naître l'intérêt là où il a pourtant définitivement disparu. Oui, le wu xia pian est toujours à la frontière du réel. Non, il ne la franchit pas allègrement dans les dix dernières minutes sans qu'on comprenne très bien pourquoi pour palier un encéphalogramme plat. Outre l'absence de propos, cette parenthèse magique se révèle être justifiée dans le texte par un ersatz du Père Fourras incarné par (ça ne s'invente pas) un certain Jacques Picoux. La cerise sur la gâteau.


Cache misère plus préoccupant : la superficialité de l'image. Hou Hsiao-Hsien se contente de reprendre ici la recette de Three Times, à savoir de beaux cadres vides, devant lesquels un stagiaire zélé agite des voiles de soie (c'est que la province de Weibo est apparemment la région la plus venteuse du monde et qu'il y a toujours DES PUTAINS DE TENTURES EN VOL DANS LE CADRE). Non seulement ce surchélage du cadre n'est jamais justifié, mais plus grave encore, il n'est jamais accompagné d'une technique à l'avenant. Le montage des scènes de combat frise l'amateurisme le plus total, les coups d'épée font fiiiiz et les coups de poing font pooook comme dans Toon Studio, et, plus problématique encore, le film est criblé de faux raccords lumière et colorimétrie. Une robe rouge devient ocre le plan suivant tandis qu'un éclairage cru devient tamisé, et ce, dans l'indifférence la plus totale, à commencer par celle, sans équivoque, du directeur de la photographie (Mark Lee Ping Bing, démissionnaire et très loin d'In The Mood for Love pour l'occasion). Le recours relativement limité aux cuts (surexploités dans les scènes de combat a contrario, ç'en est insupportable) permet de circonscrire les dégâts et le manque évident de moyen à une poignée de séquences. Mais le mal est fait, et lorsqu'on tente de me vendre les affreux éclairages jaunâtres des intérieurs comme "une réminiscence du Technicolor", comme l'ont écrit les Cahiers du Cinéma 1, je ne peux que bondir.


Le changement de format, comme esquissé au début du film, et nonobstant la ringardise déjà bien affirmée du procédé (sérieux, ce truc c'est le fondu étoile des années 2010, faut arrêter les gars), démontre l'absence de projet de mise en scène. Replié sur la conception de l'image la plus superficielle et la plus désincarnée qui soit, Hou Hsiao-Hsien en oublie presque de filmer. En témoigne ses plans improbables de Shu Qi, errant dans la forêt le regard perdu, à la recherche de la suite du film qui semble ne jamais vouloir arriver - de véritables "chevilles" de mise en scène, inexplicablement conçue pour aérer un magma déjà bien délié. Aussi beaux soient-ils, les cadres d'Hou Hsiao-Hsien ne parviennent que rarement à provoquer une autre émotion que l'autosuffisance (celle du metteur en scène autant que celle du spectateur, persuadé de déchiffrer une image cryptique, comme l'avait si bien réussi un autre grand cynique, Xavier Dolan, dans Mommy). A titre d'exemple, la scène de la cithare, véritable passage obligé du wu xia pian, tente de compenser son ascétisme maladroit (un plan fixe au grain artificiel) par un élargissement du cadre convoquant le langage du souvenir. C'est affreusement raté, et encore plus lorsqu'on compare les mêmes apparitions de cithare dans The Lovers et Histoire de fantômes chinois, infiniment moins élégantes, mais tellement plus saisissantes et sensuelles.


De manière générale, l'ironie du sort veut que, derrière sa complexité de façade, son travail de la mise en scène "méticuleux" et son rythme éthéré, sinon inexistant, The Assassin apparaisse comme un film plus difficile d'accès que les autres grandes œuvres du wu xia pian sus-citées. Sauf que la réalité est tout autre : formaté pour le public lambda du cinéma d'auteur européen, avide de belles images et de traitements cinématographiques à la mode, au point de complètement oblitérer la culture populaire chinoise (Hou Hsiao-Hsien n'en laisse que quelques miettes d'exotisme illustratif), The Assassin est en réalité un film facile et conventionnel, qui ne raconte rien et montre à peine plus. Quand on voit l'accueil frisquet réservé au pourtant beaucoup plus accompli Grandmaster de Wong Kar-Wai (dans le genre différent mais analogue du film de kung fu), qui prenait le risque gigantesque de télescoper le genre avec celui du biopic, et quand on voit l'absence quasi totale de distribution des grands films asiatiques du wu xia pian au format vidéo, la réception chaleureuse d'un film aussi surfait que The Assassin ne peut, incontestablement, qu'indigner les amateurs du genre.


1 Dans le numéro du mois de mars, par Vincent Malausa. Un contre-argument est donné dans le numéro du mois d'avril, par Cyril Béghin, qui remarque très justement que "les compositions sont somptueuses mais s'annulent les unes les autres au fur et à mesure de leurs enchaînements. Les couleurs du film finissent comme le masque doré de l'un des personnages, tombé dans une forêt : il est là, personne ne vient le ramasser pour s'en servir." Je pose ça là.


Et oui, je suis la pute des Cahiers et j'assume.

ClémentRL
2
Écrit par

Créée

le 2 avr. 2016

Critique lue 596 fois

10 j'aime

8 commentaires

Critique lue 596 fois

10
8

D'autres avis sur The Assassin

The Assassin
Velvetman
9

La veuve noire et l'oiseau bleu

Dans sa volonté de magnifier son image à l’extrême, Hsiao Hsien détient cette force de ne jamais forcer le verrou de la caricature : il ne construit pas ses plans pour qu’ils soient beaux, mais pour...

le 24 févr. 2016

101 j'aime

16

The Assassin
Sergent_Pepper
7

L’étrange douleur des lames de ton cœur

Qui connait un tant soit peu Hou Hsiao-Hsien saurait à quoi s’attendre : The Assassin est certes un film historique s’aventurant sur les terres très codifiées du wu xia pian, il n’en reste pas moins...

le 3 avr. 2016

88 j'aime

2

The Assassin
Vivienn
9

La Femme des sabres

Fier d’être devenu plus rare qu’un Stanley Kubrick (The Assassin est seulement son troisième long-métrage en dix ans), Hou Hsiao-Hsien est un auteur qui a su se cultiver une aura certaine auprès de...

le 15 mars 2016

63 j'aime

3

Du même critique

La La Land
ClémentRL
5

Critique de La La Land par Clément en Marinière

Les détracteurs du genre auront tôt fait d'agglomérer toutes les comédies musicales du septième art, nonobstant leur grande diversité, en un magma indifférenciable de sentimentalisme neuneu et de...

le 30 janv. 2017

107 j'aime

8

Emily in Paris
ClémentRL
2

Critique de Emily in Paris par Clément en Marinière

En 1951, le jeune et fringant peintre Jerry Mulligan débarque à Paris pour y devenir artiste, et sans tout à fait y parvenir, trouve malgré tout l'amour, le véritable amour, celui qui se déclare...

le 10 oct. 2020

104 j'aime

9

Only Lovers Left Alive
ClémentRL
4

What a drag!

Le monde va mal! Et tout en assistant à sa décadence, ses plus illustres ancêtres, Adam et Eve (tout un programme symbolique, j'aime autant vous prévenir) se repaissent de leur chair mutuelle. Voilà...

le 20 févr. 2014

79 j'aime

10