Au bord d'une mer houleuse, sous un ciel menaçant, un cadavre émerge des eaux et s'échoue sur le sable. Ce plan de quelques secondes nous introduit d'emblée dans le mystère du nouveau film de Polanski. The Ghost-Writer s'ouvre sur la mort du nègre d'Adam Lang, Premier ministre britannique à la solde des États-Unis, accusé de crimes de guerre. Dans un monde politique ayant horreur du vide, l'écrivain disparu se voit immédiatement remplacé par une nouvelle plume pour achever les mémoires de Lang. Rude tâche que de remplacer un mort. Ewan McGregor, dirigé pour la première fois par Polanski, se trouve engagé malgré lui dans une affaire de pouvoir, à l'instar du docteur Walker de Frantic (Harrison Ford). Son personnage plonge le spectateur dans un univers hostile, où les luttes politiques ne sont qu'un jeu de trahisons, un leurre masquant les agissements d'insoupçonnables espions. La rédaction des mémoires de Lang n'est en fait qu'une façade. Le véritable enjeu du film repose sur la véracité des crimes de guerre du ministre et sur le lointain secret qui entoure son accession au pouvoir.

L'intrigue démarre sur les chapeaux de roues, mais s'essouffle très vite, à cause d'une mise en scène trop empesée qui vient progressivement plomber un sujet palpitant. Si l'ouverture installe une tension et promet du suspense, la suite s'avère d'une lenteur exaspérante. A trop vouloir entretenir le mystère, le schéma narratif déçoit, car trop déséquilibré. Après plus d'une heure de longueurs, le drame ne retrouve un intérêt que lors des quinze dernières minutes. Le finale, véritable bijou de mise en scène, se révèle impressionnant. Dans un long plan séquence virtuose, un papier compromettant chemine de mains en mains jusqu'à son destinataire. Une mort survient alors cruellement, hors-champ, bouclant ironiquement le récit.

Si la construction de l'histoire n'est guère convaincante, les clins-d'œil permanents aux autres films du réalisateur pourront au contraire séduire ses fidèles. Polanski réinvente ici sa propre mythologie cinématographique. La rencontre entre le nègre de Lang et un vieil habitant de l'île où se déroule l'action (confrontation savoureuse de deux générations d'acteurs : Ewan McGregor et Eli Wallach) emprunte l'atmosphère poisseuse et pluvieuse de La Jeune fille et la mort. L'épouse du Premier ministre, incarnée par Olivia Williams, rappelle les figures machiavéliques qu'interprétait Emmanuelle Seigner dans Lunes de fiel et La Neuvième Porte. L'intrigue se déroule presque en huis-clos dans une maison-forteresse dont l'isolement évoque le château de Donald Pleasence dans Cul-de-sac. Élément dramatique majeur de l'œuvre de Polanski, l'eau joue à nouveau ici un rôle essentiel. La mer, bordant le quartier général de Lang, où s'enferment les protagonistes, suggère évidemment l'océan sournois de Cul-de-sac ou les eaux convoitées de Chinatown. Le premier plan du film semble reprendre l'action de Lunes de fiel là où elle s'était arrêtée : à bord d'un bateau en transit, renvoyant également au voilier du Couteau dans l'eau. Si le conflit intimiste du premier long-métrage de Polanski éclatait au milieu d'un lac, c'est aux abords d'un océan effrayant, insondable, qu'éclate un bras de fer entre Lang et ses ennemis. La mer houleuse cernant le refuge américain du ministre anglais symbolise la foule déchaînée de ses nombreux détracteurs, qui l'assiègent. Image poétique d'un rapport de forces purement politique.

Si Polanski rend hommage à ses œuvres précédentes, on peut voir dans The Ghost-Writer le dernier volet d'une trilogie, reposant sur le principe scénaristique du « Mac Guffin », de l'objet convoité par des camps opposés. Dans Frantic, un groupuscule terroriste affrontait des espions pour la possession d'une pièce d'armement nucléaire. Dans La Neuvième Porte, un manuscrit de sorcellerie prétendument écrit par la main de Satan déchaînait les passions de collectionneurs peu scrupuleux. C'est désormais un manuscrit d'une toute autre nature qui fait l'objet de convoitises, un livre de malheur lui aussi rédigé par un rejeton du démon, Adam Lang (si l'on en croit ses détracteurs). Chaque personnage accomplit la quête de son propre Graal : Harrison Ford recherchait sa femme kidnappée, Johnny Depp succombait au pouvoir d'un livre démoniaque pour en déchiffrer les secrets, Ewan McGregor traque l'identité d'un présumé criminel de guerre à travers ses mémoires. L'enjeu commun de ces trois films de genres différents est une quête de vérité. Une vérité qui réclame un sacrifice mortel.

Avec The Ghost-Writer, Polanski transforme une énigme politique plutôt banale en conte cruel, aux accents fantastiques, dans la lignée de La Neuvième Porte. La photographie sombre et inquiétante de Pawel Edelman, chef-opérateur du Pianiste et d'Oliver Twist, le jeu angoissé et désorienté d'Ewan McGregor, distillent une atmosphère cauchemardesque, à la lisière du fantastique. Les mélodies éthérées que Wojciech Kilar avait composées pour La Neuvième Porte hantent la partition musicale d'Alexandre Desplat. La sonorité troublante du célesta instaure dans les deux films un climat ensorcelant. Un parfum d'irréalité plane sur les tribulations tourmentées du nègre d'Adam Lang, aux frontières d'un délire artificiel, mais sans jamais y plonger. Le film n'aboutit qu'à une âpre vérité, figée dans un premier degré auquel Polanski ne nous avait guère habitués, à l'exception du Pianiste.

Par sa rigueur, The Ghost-Writer s'apparente plus à Chinatown qu'à La Neuvième Porte. La quête d'Ewan McGregor trouve son principe dans les codes du film noir, que le réalisateur actualise avec une noirceur désespérée. L'enquêteur est un personnage foncièrement seul, comme l'était Gittes (Jack Nicholson), trente ans plus tôt. L'atmosphère est lourde, humide ; le bitume et les carrosseries de voitures toujours luisants. La femme fatale (Olivia Williams, sublime d'ambiguïté), tire les (vraies) ficelles, comme Paulina dans La Jeune Fille et la mort. Elle est la clé du mystère.

Rendant hommage aux genres qui ont construit son œuvre, Polanski retrace dans The Ghost-Writer l'histoire de son cinéma. C'est sa propre histoire qu'il raconte. Quelque chose de profondément poignant émane de ce dernier film. Une troublante évocation de sa fuite des États-Unis se profile à travers l'exil d'Adam Lang, tragiquement isolé sur son île américaine, à l'image d'un Donald Pleasence brisé, recroquevillé sur un rocher solitaire, invoquant du fond de son cul-de-sac existentiel le fantôme d'une femme disparue.
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le 6 août 2010

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