Julian Winding - The Demon Dance


Si l’esthétique de Refn ne plaira pas à n'importe quel quidam, reconnaissons premièrement que dans ce qu'il entreprend, le réalisateur à l'égo démesuré peut se targuer d'une maîtrise formelle qui impressionne autant qu'elle rappelle celle du monde qu'il décrit : la mode et les clips publicitaires dont les couleurs ressortent, froides, violacées, vertes flashy, blanc cassant se reflétant sur la peau de sculpturales beautés dont la perfection plastique ne laisse pas de marbre malgré la froideur qui s'en dégage.
C'est d'une forme de canon esthétique dont nous parle Refn, pas d'une beauté personnelle mais d'une beauté morbide qui confine à l'irréel. D'une beauté dont la perfection désincarne, déshumanise jusqu'à susciter en nous tant de passions contraires, tant de sentiments déroutant entre sensualité et dégoût. Et au milieu apparaît Jesse incarnée par la jeune actrice Elle Fanning dont le talent est indéniable. Cet air candide contrastant avec le nez mutin qui vient parfaire une gueule d'ange, une gueule à qui on donnerait le monde. Et si on ne lui le donnait pas, elle viendrait l'avaler.


J'admets volontiers ne pas être un connaisseur du cinéma de Refn mais de ce qui se dégage de ce métrage, le réalisateur semble être de ceux privilégiant la forme au fond ce qui n'est pas vraiment pour me plaire. De ce que j'en ai vu dans Vallhalla Rising cela pouvait saper même les plus belles intentions. Pourtant dans ce métrage cela ne m'a pas dérangé outre mesure puisque l'ensemble devenant rapidement décousu ne sert pas uniquement la forme mais un certains propos, un but qui dépasse la pure recherche formelle pour interroger le concept même de beauté dans ce qu'elle a de fascinant, dans ce qu'elle a de moins humain puisqu'on traitera notamment de la quête de l'éternelle jeunesse dans un rappel assez appuyé à Elizabeth Bathory dont je parlerai un peu plus tard. Puis l'ensemble se joue assez rapidement sur un registre dérangeant, oppressant jusqu'au malsain d'une scène qui en marquera probablement plus d'un sans être non plus la scène la plus choquante qu'il m'ait été donné de voir.


À partir de là je vais peut-être dévoiler un peu de l'intrigue, ou plutôt un peu de quelques scènes qui sont à voir vierge de toutes révélations afin d'en apprécier ou d'en détester l'effet choc.
Je pense parfaitement comprendre les détracteurs de cette œuvre qui ne laisse pas indifférent et qui pourra dissuader non pas par son ton choc – c'est ici un autre genre de détracteur qui rentrera en scène, un brin pudibond peut-être – mais bien par son parti-pris finalement très « Refnien » avec un réalisateur persuadé de pouvoir se passer de tout, conscient d'une certaine virtuosité à la caméra et d'une science du cadrage et de la mise en scène pouvant se passer de tout fond. Cela rebute, d'autres pourront y détester un visuel qui, tout somptueux qu'il est, s'apparente à une publicité de parfum avec ce que cela implique esthétiquement parlant. Reste bien une patte qui se traduit par des ralentis qui plongent le spectateur dans le silence, par des lumières très travaillées au service de l'action, que ce soit la froideur du monde de la mode ou bien l'agressive lueur du sang versé.


Reste que j'ai apprécié ce film d'une manière assez clinique comme j'en discutais avec les deux membres de sens critique présente dans la salle. Peut-être les conditions de visionnage – nous étions seuls dans une salle de bien 100 places – furent-elles particulièrement propice à un type de séance que je ne déteste pas, durant laquelle je ne me suis pas trop gêné pour analyser et parler à haute voix.


En résulte donc, disais-je, un film qui m'a parlé sur le plan esthétique, sur le plan de l'analyse de l'image que j'aime à pratiquer (bien qu'il ne faille pas non plus trop se forcer ici, rien de bien complexe tout du moins en apparence, il me faudra sûrement le revoir) mais pas un film que j'aime « avec le cœur ». Pour s'attacher un petit peu à ce qui compose la majorité des plans du film, on notera une grande verticalité dans la mise en scène avec des décors qui souvent encadrent sèchement, écrase ces égéries pourtant plus qu'humaine. L'impression de solitude s'en retrouve décuplée si bien que même pendant les rares scènes où l'on trouvera plus de sept-huit personnes dans le champ, on s'étonnera de cette constante impression de solitude froide qui fait honneur au sens de la composition de Refn. Allié à cette gestion de couleurs néon, oscillant entre le violacée et un blanc qui donne la pleine mesure d'une obscurité contrastée et l'on obtient des plans d'une rare magnificence. Le passage dans les toilettes – au début du film – est à ce titre évocateur, renforçant la situation de mal-être ressentie par la protagoniste, faisant ressortir cette inhumaine beauté qui nous assaille tandis que les jeunes femmes s'adonnent, anodines, à trouver un nom de rouge à lèvres comprenant un nom de fruit et une connotation sexuelle, arguant que seul la bouffe et le sexe sont à l'origine de toute passion, oserions-nous dire à l'origine de tout ce qui est.


À cette verticalité s'ajoute une composition minérale qui frappe. Tout y est de roc, de marbre, de pierre, des décors jusqu'aux cœurs ou aux peaux d'une blancheur d'albâtre, tout nous renvoi à cette impression minérale qui accentue encore cette froideur qui tâche et imprègne tout le métrage. Le marbre de la maison de Ruby, la pierre et le carrelage, les faïences de la piscine dans laquelle finira lamentablement Jesse tandis qu'au loin dans les rayons du soleil se détache les buildings de L.A, symbole de la ville qu'elle a su conquérir, symbole de ce qui la détruira. Tout nous renvoi à la qualité de ces femmes dont la beauté – au risque de paraître redondant – sculpturale évoque ces matériaux aussi beaux qu'insensibles. On notera alors le dernier plan dans laquelle la roche nous apparaît plus chaude, brune, réchauffée par un franc soleil tandis que marche, dos à la caméra, une jeune femme à la tignasse blonde.


Que tirer de cela, alors ? Peut-être en substance est-il permis d'affirmer que la charge porte autant sur une beauté sans chaleur, sans passion qu'une critique d'un monde de mode qui détruit et broie ses modèles, que ce soit les étoiles fulgurantes qui transcendent cette univers ou bien les femmes désireuses de se faire remarquer, ces éternelles outsiders, ces anciennes maîtresses déchues qui ne reculent devant aucunes modifications corporelles, devant aucun traitement afin de conserver éternelle leur beauté(1). Quelle caméra plus indiquée que celle de Refn qui maîtrise les codes de ces univers pour critiquer cela ? Quelle caméra mieux que celle qui éclaire jusque dans la nuit une cité des anges oppressante jusque dans sa lumière, glauque et ténébreuse dans les sombres recoins de ses sordides motels ? Quel rythme meilleur que celui lancinant, lent du métrage pour en extraire toute l'horreur et la symbolique morbide ?


Est associé à cette quête perpétuelle de la jeunesse un biais scénaristique : le rappel à la légende d'Élisabeth Báthory, comtesse hongroise supposée s'être baignée dans le sang de filles vierges afin de conserver une jeunesse éternelle. Le personnage de Ruby est assez intéressante même si il est assez facile de voir en cette maquilleuse un peu trop amicale une antagoniste future. Sous ses airs faussement affable se cache l'envie et le désir, désir de possession, désir morbide se traduisant dans une scène mêlant sensualité et macabre avec assez de brio dans l'éclairage et un montage – pas non plus le plus subtil du monde - faisant efficacement le parallèle entre Jesse et le cadavre allongé sur la table en inox. La symbolique du film, son thème directeur qui est la beauté, plus précisément une beauté féminine, parcours l’œuvre parfois de manière peu subtile – omniprésence de formes triangulaires symbolisant la féminité, éclairage de ces formes virant du bleu au rouge afin d'illustrer maladroitement le parcours de Jesse.


The Neon Demon est aussi une recherche constante de l'agression des sens jetés dans la confusion la plus totale. Je parlais de la sensualité dérangeante d'une scène « amoureuse », je peux aussi évoquer les soudaines envolées musicales tranchant avec un silence assourdissant, les globes oculaires évacués par la voie buccale le tout dans un cadre esthétisé à l'extrême, blanc aseptisé. The Neon Demon filme des corps parfaits en s'attachant plus à ce qui les en fait des icônes, à cette peinture dorée balancée sur le corps de Jesse, à ces paillettes, ces couleurs dont on nous gave, dont on accentue chaque soulèvement, chaque tourbillon par un ralenti ultra-esthétisé, par un rehaussement des couleurs.
Notons que la bande-son renvoie parfaitement à cette froideur minérale faite de pics et de silences, faite d'impersonnalités électriques, d'inox musical. Très réussie, la bande-son, même si elle finira peut-être par lasser les plus imperméables aux sonorités électro.
Certains passages dans un cadre noir, en boîte, avec un corps attaché par des néons suspendu entre beauté et douleur révèlent bien cette dichotomie entre attirance et répulsion.


En plus d'avoir eu le mérite de donner à Keanu Reeves le rôle le plus expressif de sa carrière, Refn met en lumière la sympathique Elle Fanning dont le parcours initiatique dans un milieu de la mode qui perverti la jeune fille – 16 ans – dont la beauté virginale symbolise l'innocence. Jena Malone incarne fort bien Ruby, peau d'albâtre qui tranche avec la sombre couleur rousse, air fripon et effrayant à la fois. Notons que l'acteur jouant Dean (Glusman) n'est pas fort convaincant. Kershaw et Heathcote sont dans le ton, tout en orgueil, en peurs et en jalousie mal dissimulée.


(1) Petite précision : Je l'ai vécu non pas comme une critique du monde de la mode en soit puisque l'esthétique en est complètement issue, mais comme une critique de ses conséquences sur les âmes humaines.
Petite précision numéro deux : comme je ne sais pas trop où caser ça, j'oubliais le rappel constant à l'artificiel, à l'image qu'on renvoi de soi, au masque, à l'autre qui passe à travers de nombreux plans donnant sur des glaces, des miroirs etc...

Petitbarbu
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le 17 juin 2016

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