C'est dés les première images une impression qui nous saisit.
La même que pour Birdman ; on aura là affaire à une prouesse technique, à une immersion autant par le son (la captation sonore, avec tout son réalisme 3D et ses imperfections - volontaires - parfois proche de celle du documentaire y est pour beaucoup dans cette sensation d'immersion) que par l'image. Emmanuel Lubezki, car c'est bien lui qu'il faut célébrer dans ce film, assume ici un style désormais ultra reconnaissable, et le pousse à son accomplissement : gros plans prodigieux, impression d'écrasement, (très) grand angle, fluidité prodigieuse des steady-cam, vol de la caméra mais aussi violence et brutalité... On passe sans trop comprendre ce qui nous arrive d'un gros plan de visage au vol majestueux d'une vallée glaciaire nimbée dans une lumière crépusculaire et froide, celle d'un grand nord au soleil toujours hésitant et furtif (Lubezki parvient à choper l'instant magique, la juste lumière, le bon rayon), et ce sans coupure, dans le même plan.
On est donc bien face à une prouesse technique, bien plus impressionnante qu'un blockbuster dégueulant d'explosions sur fond vert, un film esthétiquement parfait qui trouve, dans la beauté de la nature autant que dans la violence et le sang, son accomplissement. On reste scotché au siège, et ce pendant 2h40, sans oser trop respirer, dominés, écrasés, par un écran immense, dont l'image utilise tout l'espace, sur lequel s'affiche l'impensable.
Parce que c'est bien là aussi la prouesse de l'image ; c'est de nous faire presque physiquement rentrer dans l'écran, traverser la toile pour venir participer au quotidien morbide et dangereux de ces trappeurs, dont la violence, le désespoir, la folie suintent par tous les pores de la pellicule et viennent titiller le chaos. L'image souligne cette sensation d'horreur que la première scène, en quelques plans séquences d'une rare efficacité, explicite d'emblée. La violence y est dure, l'apocalypse rencontré en face à face. C'est l'horreur pure, la folie monstrueuse. Lubezki devrait tourner des films de guerre, son image siérait si bien à ce genre...
Je retiendrai une image, surement la plus terrible du film, glaçante de folie, de morbidité ; un homme, entre les coups de feu et de hache, marchant, comme un zombie, un revenant, marche parmi la folie et les corps de ses camarades et brandit son pistolet pour abattre gratuitement, dans un élan de sauvagerie troublant, un cheval immobile. On pourrait résumer à ce très court moment la totalité symbolique du film ; la folie, l'horreur, la violence données à l'état brut. Cette scène est vertigineuse et dés le début sonne comme l'acmé du film, que l'intrigue une fois réellement introduite ne parviendra plus à atteindre.
On ne sera plus aussi mal à l'aise.
Ce ne sera plus aussi insoutenable.
On ne repensera plus à Apocalypse Now, comme cela était flagrant lors de la scène sur le bateau...


Car, comme, encore, dans Birdman, le scénario cloche.
Dans Birdman, si le tour de force technique et le jeu bluffant des comédiens m'avaient mis par terre, je n'en étais pour autant pas moins un peu déçu par un scénario à l'intrigue originale, certes, mais si étrange, déconnectée de tout, si inaccessible (un milieu qui ne me parlait pas, des situations que je ne pouvais trop saisir...) que j'avais un peu décroché.
Pour The Revenant, le scénari, s'il est le problème, n'en reste pas moins très accessible, d'une simplicité enfantine, et le fait qu'il soit inspiré par la réalité le rend encore plus crédible.


Mais Iñárritu semble bien là avoir visé l'abstraction.


Durant près de 2h40, il repousse les limites (presque acceptables) de l'anti-scénarisation pour abandonner son comédien principal, dont on parlera un peu plus tard, dans un milieu hostile, dans une telle horreur que les mots disparaissent. Solitude, barrière de la langue, frontière avec la folie, faiblesse physique ; les mots sont rares et inutiles, de trop, et l'intrigue décide donc de s'en passer. Ne reste plus que survivre.
La prouesse du film est de rendre cette errance, longue, toute aussi immersive que le reste, et de ne jamais vraiment laisser son spectateur à l'ennui. Car cette errance, que souligne bien la musique de Alva Noto, Ryūichi Sakamoto et Bryce Dessner presque mélancolique, parfois un peu (de) trop, a un but, un objectif lointain mais qui, toujours, se rapproche avec tension, loin de ce qu'avait pu être le délire expérimental et gênant qu'était Esssential Killing. Ici tout est guidé, par ce fil scénaristique simpliste, presque évident (le film est au fond une banale histoire de vengeance, en somme très classique), que l'on peut reprocher, certes, mais qui a au moins le mérite de tenir tout l'ensemble et de lui donner une intention.
Le film est donc bien géré, équilibré (même si sa partie centrale est trop longue, il faut l'avouer), les différentes parties délimitées avec finesse par les différentes "résurrections" du personnage, les étapes de l'acceptation de la mort (de sa femme, de son fils...) que par les genres (on passe du film de guerre au survival pour finir en western).


Mais on tourne vite en rond. Le film se répète, se regarde un peu trop prétentieusement le nombril, et tourne un peu à vide. Il tourne, et on le voit car on ne s'ennuie pas, mais on s'en étonne car on remarque bien le vide abyssal de scénario de certains passages. On sent ces 2h40 trop forcées pour avoir voulu marquer le coup, rendre long et épique ce périple mental et physique, qu'il aurait bien plus été une fois raccourci. Un sentiment désagréable d'accumulation, presque cataloguée, de péripéties commence à ce faire sentir ; on a l'impression d'une sorte de manuel de survie épluchant toutes les conditions et situations possibles pour donner ses conseils (si vous avez froid, cachez vous dans les entrailles de votre cheval, si vous avez des plaies, brûlez-les avec de la poudre et du feu allumé grâce à deux silex...). Esthétiquement on ressent tout autant la répétition ; pour qui connaît Lubezki le travail qu'il rend ici, s'il est parfait, est ce qu'il a toujours fait, chez Malick notamment (gros plans, les arbres jouant avec la lumière, etc.), même s'il faut bien souligner un capacité de renouvellement, à même la répétition, fabuleuse ; jusqu'à la fin Lubezki réussira des plans grandioses et marquants, comme celui superbe de cette forêt, la nuit, simplement éclairée par les torches de trappeurs dont on devine les ombres.
Iñárritu joue avec le petit soldat que semble être Leonardo Dicaprio, qu'il a volontairement envoyé souffrir et abandonné à cet état animal que l'acteur rend le plus fidèlement possible. Habitant la souffrance comme rarement on l'a vue au cinéma (âmes sensibles s'abstenir, c'est gore !), il régresse au niveau bestial et ne semble plus jouer que dans des parenthèses mystiques sans grande pertinence scénaristique, parfois même risibles, qui troue inutilement le récit et en casse le rythme pour s'essayer à l'émotion qui rend malheureusement l'ensemble bien maladroit. Le film est nettement plus à l'aise dans la violence dure et la souffrance que Dicaprio mime à la perfection. Mais on est plus dans des râles de douleur, un oubli de la dignité physique, qu'un jeu malin et incarné. Et si l'on est heureux qu'il ait enfin reçu son oscar qu'il mérite pleinement, on aurait aimé le voir le gagner pour un autre rôle.


Toujours est il qu'entre peur et angoisse, tension du récit et onirisme des parenthèses, émotion face au destin du héros et dégoût face à la crudité de certain moment, Iñárritu joue aussi avec son spectateur, avec ses nerfs, pour lui proposer une expérience sensorielle et mystique intense, rare, et destabilisante.
Pour notre plus grand plaisir.

Charles Dubois

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