Avec son héroïne bourgeoise sans émotion, mécanophile et serial-killeuse à ses heures perdues, l’ouverture du second film de Julia Ducournau se détourne clairement du réel. Puisque certains ont qualifié Titane de transgenre, partons de là. La première partie du film met en scène Alexia, une jeune danseuse ayant une plaque de titane dans le crâne à la suite d’un accident de voiture. La nuit, elle tue : d’abord un fan trop insistant, puis une jeune femme avec qui elle entame une relation sexuelle, les amis de cette dernière, et pour finir, ses propres parents. En fuite, elle se fait passer pour Adrien, un enfant porté disparu depuis des années. Vincent, le père de ce jeune garçon, croit reconnaître son fils en Alexia. Ainsi commence la seconde partie du film, qui se concentre sur la relation entre ces deux personnages.


Titane est donc construit autour d’une dialectique bien précise : horreur américaine d’une part, drame français de l’autre. Des États-Unis, on retrouve la figure du tueur psychopathe quasi-mutique, les meurtres violents montrés avec une certaine pudeur, ou encore le détournement (maladroit) par l’humour en plein milieu d’une scène de tension. Côté français, le film hérite d’un rythme posé et de l’attention portée à la famille et au travail. Titane tire bien plus profit de cette seconde facette que de la première, notamment grâce au personnage ambigu de Vincent Lindon, qui est admirablement bien écrit. En plus de nous offrir une très belle performance, l’acteur forme un duo très convaincant avec Agathe Rousselle, qui engendre les meilleures scènes du film : une danse mêlant tentative de réconciliation et tentative de meurtre, ainsi qu’une séquence de sauvetage pendant laquelle Alexia devient enfin un personnage attachant.


Néanmoins, cette relation souffre de l’absence de développement de l’héroïne dans la première partie du film. Alexia ne semble pas vraiment prise de pulsions meurtrières, et sa relation sexuelle avec une voiture n’est précédée d’aucune fascination particulière pour les véhicules (à l’exception de la scène d’introduction, loin d’être suffisante). Le syndrome post-traumatique n’expliquant pas tout, cette première partie semble donc assez gratuite. On aurait aimé voir Alexia développer peu à peu ses obsessions comme l’héroïne de Grave, ce qui aurait sans doute rendu la partie américaine plus viscérale et la partie française plus touchante.


Malheureusement, l’esthétique envahissante de Julia Ducournau affaiblit trop souvent ses scènes. Le film ressemble parfois à un clip, notamment lors de la fête des pompiers filmée au ralenti ou avec le plan-séquence au salon de l’automobile, représentation fantasmée d’un chaos que l’on aurait aimé ressentir. Même pendant la scène de repas entre Alexia, Vincent et son ex-femme, la caméra est placée en plongée à un mètre de hauteur des personnages, les empêchant de tenir la scène par leur jeu. Grave était également poseur, mais on l'acceptait sans problème car le film était profondément ancré dans le réel, aussi bien dans le milieu qu’il investissait que dans sa mise en scène. Entre quelques plans très étudiés, on ressentait parfaitement le capharnaüm d’un bizutage ou d’une soirée étudiante.


De plus, Grave alternait sans cesse entre deux registres pour aboutir à un tout inclassable, une sorte de cauchemar grand-guignolesque teinté de réalisme. À l’inverse, les deux parties de Titane s'annulent plus qu'elles ne se complètent : on hésite entre prôner le fun creux et sans talent de la première partie ou l’écriture réussie mais parfaitement lisse de la seconde. Le film manque de liant ; la fuite de l'héroïne disparaît presque du scénario après la rencontre avec Vincent Lindon, alors qu’elle aurait pu être le point de départ d’une troisième partie mêlant les enjeux de la première et le développement des personnages de la seconde. Dès lors, seul le body-horror permet de faire la jointure entre ces deux facettes, mais la grossesse d’Alexia semble bien plus prétexte à complexifier la dissimulation de son identité plutôt qu’à révéler ses états d’âme. Titane est donc un film bâtard qui peine à digérer les envies de sa réalisatrice, une sorte de « Docteur Jekyll et M. Hyde » dont aucun des deux visages n’est réellement convaincant, hanté par une mise en scène poseuse. Espérons néanmoins que la Palme d’or décernée à Julia Ducournau nous permettra de la retrouver dans quelques années avec un troisième projet à la fois plus ancré dans le réel et plus fou, qui sera enfin l’occasion d’affiner le style qu’elle développe depuis Grave.


Site d'origine : Ciné-vrai

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le 3 août 2021

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