L'autre jour, je suis revenu au domicile familial, après ma semaine à l'université, et j'ai traîné dans ma vieille chambre. C'est drôle, presque rien n'a bougé depuis que je suis tout petit. Certes, il y a des choses qui ont été rajoutées : un ou deux posters, le coin CD, et d'autres affaires plus entassées que rangées au fur et à mesure que je vieillissais, mais rien ou presque n'a été enlevé, alors qu'autour de moi beaucoup d'enfants qui entraient dans l'adolescence faisaient le deuil des premières années en transformant leur chambre, jetant des jouets, des livres, des cassettes témoignant d'une époque révolue qui leur faisait presque honte. Ici il y a toujours le même papier-peint gris avec ses minuscules fleurs bleues, la même photo de classe du primaire, les cassettes contant les histoires de M. Chatouille, M. Costaud et leurs congénères ainsi que celles de Gérard Lenorman. Ma vie s'est entassée petit à petit, recouvrant mon enfance jusqu'à ce que je l'oublie mais sans que je la renie jamais. Même les peluches sont toujours là d'une certaine manière, posées sur une étagère construite au dessus de mon lit.
J'aperçois Boum et je l'attrape, pour voir. Boum est un poussin à l'aspect humanoïde, le corps recouvert de tissu sauf aux extrémités. Il est hideux. Les poils qui recouvraient sa tête ont été arrachés par l'effort conjugué du temps, de mes doigts et de la machine à laver, sa "peau" jaune est presque grise, et on voit encore la trace du sparadrap qui a été mis sur son ventre quand j'ai été opéré de l’appendicite. Et encore, ce n'est pas sa première peau : l'autre a été déchirée aussi, elle était parsemée de motifs représentant des lapins qui tombaient sur le derrière dans un grand "Boum!" ; d'où son nom. Je ne m'en suis pas séparé pour dormir avant longtemps - lui, Toutou, Panda, Lapino et toute la bande (la marmotte que m'avait ramené mon frère du ski aussi). Comme le reste, ils sont là, mais relégués à l'arrière plan, et je n'y pense jamais. Et je suis là, debout au milieu de ma chambre, à fixer Boum. Je le serre dans mes bras, comme avant et...
Et je ressens un étrange apaisement. Je ne veux plus le lâcher. Ce truc rêche et mou est incroyablement doux et chaud, réconfortant. Je redresse la tête. "Assez joué" me dis-je, et je repose la peluche avec les autres, dans l'oubli de l'étagère. Mais au moment d'accomplir mon geste, j'entends une voix au fond de moi qui crie : "Qu'est-ce que tu fais, enflure?! Tu l'abandonnes encore une fois?" Et je sens monter en moi une infinie tristesse mêlée de culpabilité. Le même sentiment contre lequel j'avais dû lutter, étant gosse, pour déporter mes peluches de mon lit sur cette étagère.
Toy Story 3 est un excellent film, qui dépeint merveilleusement bien l'univers des enfants, comme en témoigne la superbe scène d'introduction. Cette imagination débordante qui fait que n'importe quoi peut arriver avec n'importe quoi, cette implication dans les jeux qui fait perdre la conscience de la réalité (et qu'on ne revit plus par la suite que dans certains jeux vidéo), et surtout cette empathie que l'on a pour ses jouets qui nous fait les aimer comme des amis. Ceux qui ont réalisé ce film ont tout compris.
Et pourtant ce n'est pas un film pour enfant. Je ne sais pas comment ces derniers l'ont réceptionné, mais à mon avis Toy Story 3 se rapproche plus d'un film comme Coraline, un film à la charge émotionnelle trop importante pour un âge où notre perception des choses ne se fait qu'au premier degré ou presque (j'avais été horrifié quand Papi Pépite avait à demi arracher le bras de Woody dans Toy Story 2, dont je ne garde pas un très bon souvenir). Car soyons honnête : Toy Story 3 n'est pas traumatisant mais il fait peur. Lotso fait peur. Le singe fait peur. Big Baby fait peur. Bien sûr tout cela est contre-balancé par l'humour qui règne à côté, les gags, mais ne nous y trompons pas : Coraline est un film d'horreur pour les enfants (et non pas destiné aux enfants) ; Toy Story 3 est un drame. Un drame qui finit bien, heureusement. Quoique.
Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit non plus: ce n'est pas un film pour enfant, mais ce n'est pas un film interdit aux enfants pour autant. Seulement ce n'est pas à eux qu'il s'adresse le plus. Quel enfant a compris quand M. Patate, déchiré en morceaux, soupire : "C'est vraiment surréaliste", par exemple? Toy Story 3 s'adresse aux adultes et à l'enfant qui est enfoui en eux. Sans vouloir trop verser dans la métapsychologie, je pense qu'il y a en chacun de nous une structure originelle, notre nous enfant, enterré sous des centaines de pelletées que le Temps a jeté là. Cette structure, on ne la voit plus, on n'y pense plus, elle est camouflée par notre carapace d'adulte que l'on s'est forgé petit à petit, mais elle existe néanmoins. Et parfois l'extérieur y a accès. Toy Story 3 y a accès.
Toy Story 3 est un chef-d’œuvre car il m'a fait rire, car il m'a touché sans jamais me sembler mièvre et infantile, comme l'a été Cars. Au passage, de la même manière qu'un mauvais doublage vous éloigne d'un film, la VOST vous en éloigne au moins un peu si vous n'êtes pas bilingue. Voilà pourquoi Toy Story 3 se regarde en VF : parce que le doublage est excellent, une véritable leçon.
Quand Andy dit à sa mère que ses jouets sont nuls, c'est moi qui dis que Boum est hideux. Quand Andy donne ses jouets à la petite Bonnie puis repart avec la mort dans l'âme, c'est le sentiment que je ressens quand je repose Boum sur son étagère. Mais ne vous en faites pas : le temps qu'il arrive à son université, il n'y pensera plus. Moi-même, quelques minutes plus tard, je n'y pensais plus.
C'est peut-être ça qui est le plus triste.
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