Première incursion dans le cinéma d'Arnaud Desplechin et quel superbe voyage !
Moi qui suis avant tout une littéraire, je dois dire que je trouve ici mon bonheur ultime : de très beaux textes, un scénario parfaitement écrit et des images somptueuses. Comme j'aime quand le 7ème art montre des bouquins, des classiques à l'écran, aborde les émois amoureux sous le prisme de l'échange épistolaire...Ce film n'est évidemment pas que cela, mais je retiendrai ces moments lyriques qui m'ont fait battre le coeur, me ramenant à ma vingtaine et ses amours indélébiles.


Paul Dédalus croise plusieurs fois dans sa vie des personnes qui lui demandent ce qu'il fait ici et qui il est. C'est sans doute pour répondre à ces questions récurrentes qu'il tente de se rappeler ce qu'il fut, ce que furent la jeunesse, l'époque, les gens, les amours qui l'ont construit, finissant par faire de lui ce qu'il est aujourd'hui. Plusieurs événements marquants - romanesques - lui reviennent en mémoire et qui sont autant d'éléments disparates amenant le film sur plusieurs terrains : le film d'espionnage, le teen movie ambiance Les Beaux Gosses et le drame romantique indépendant se rapprochant des Amours imaginaires.


Pourtant ce film impose une vraie singularité de ton, ne serait-ce que par la forte personnalité de Paul et d'Esther qui étonnent par leur maturité et, en même temps, leur fraîcheur, leur humour, leur naïveté. Le regard que porte Mathieu Almaric (Paul adulte) sur le jeune homme qu'il fut est d'une grande tendresse et fait signe du côté d'une nostalgie heureuse (pour reprendre un titre d'Amélie Nothomb), un peu douce-amère mais qui sait confectionner de beaux souvenirs.


Révélations que sont Quentin Dolmaire et Lou Roy-Collinet : on sent que le cinéma français a un bel avenir devant lui quand on voit l'engagement et la justesse de ces deux jeunes comédiens, deux gamins qui crèvent l'écran de leur sourires juvéniles, leur peau de pêche et leur insolence. C'est un cinéma un peu bavard mais qui ne parle pas pour ne rien dire et ne débite pas des fadaises sentimentales au kilomètres. Au contraire, rien de convenu dans l'expression de l'amour, les dialogues sont ciselés, drôles et/ou touchants, décalés parfois, on sent que Desplechin pourrait être un bon écrivain. De la même manière que, parfois, en lisant, je vois se dérouler sous mes yeux la scène qui pourrait avoir lieu sur un écran, je pouvais sentir que Trois souvenirs de ma jeunesse aurait pu être un roman, tant la trame narrative est riche.


Desplechin restitue très bien l'ambiance rétro des années 80, le charme des vieilles bagnoles, les téléphone à fil, les télégrammes, les clopes qu'on fume à l'intérieur, et puis cette insouciance adolescente, ses fêtes, ses amitiés déçues, ses amours compliquées : tout est là, sous nos yeux, nous ramenant à notre propre adolescence et ses multiples initiations et apprentissages.


J'ai adoré la photographie de ce film, son grain vintage, et les cadrages serrés sur les visages de Paul et Esther, peau lisse, bouche gourmande, cheveux dans lesquels on voudrait passer sa main : tout respire une sensualité délicate qui m'a vraiment émue.


J'ai également trouvé singulier que la gravité, l'attachement sentimental, l'engagement, le sérieux, se situent davantage du côté du garçon que de la fille, bien plus frivole et volage. J'en veux pour preuve cet échange de lettres entre Paul et Esther (joliment mis en scène : lui, solennel attablé dans un café; elle debout dans un parc, souriante et légère) :



[Paul] A toi je ne peux offrir que ma légèreté, et comme j'admire chacun de tes sourires et tes rebuffades, et je mesure combien c'est offrir peu. Tu me fais rigoler, que tu sois furieuse ou désagréable ou triste, tu me fais rigoler. Je ne sais t'aimer qu'avec légèreté, pourtant je suis un type si lourd, sinistre. Tu avais raison, tu ne dois pas m'attendre, tu ne dois pas compter sur moi, ma vie est bien trop austère.



[Esther] Hey, Paul, n'aie pas peur, tes remords te préoccupent trop, je suis plus simple que ça. Simplement, je suis heureuse quand je te vois.



Pourquoi se compliquer la vie ? C'est en effet ce que semble nous dire ce film, en plus de nous engager à la vivre pleinement.


Quand Paul se retourne sur son passé, malgré la mélancolie (et cette dernière scène à Paris face à Kovalki adulte, d'une belle intensité), c'est le visage d'Esther qui lui reste et leur amour, comme un peu de soleil dans l'eau froide d'une existence qui s'écoule.


Un film au charme fou, une révélation.


[Edit : César du meilleur réalisateur 2016 pour Arnaud Desplechin]

BrunePlatine
9
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le 8 févr. 2016

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