En 2017, les frangins Safdie nous avaient gratifié, avec Good Time, d'un superbe thriller urbain à forte connotation sociale. Trois ans plus tard, lâchant les bas-fonds de New-York pour le Diamond District,  ils rééditent le principe de la course poursuite appliquée cette fois-ci à un bijoutier aux abois. Uncut Gems,  avec un Adam Sandler meilleur que jamais en Juif fasciné par l'argent mais poursuivi par le mauvais œil, est à voir sur Netflix.


Loser magnifique
Adam Sandler campe ici un de ces perdants magnifiques qu'on aime tant au cinéma comme nombre de personnages de Scorsese, Woody Allen ou encore des frères Coen (Le Dude). Avec ses dents de devant qu'on hésitera à qualifier du bonheur tant le bonhomme est malchanceux, ses lunettes qui tombent tout le temps et la mouise qui lui colle à la peau, Howard Ratner est un bijoutier juif volubile, très porté sur l'argent et accessoirement le sexe. En amour comme en affaire, le type est un joueur irréductible. Au début du film, deux types viennent lui rappeler qu'il a une  dette de  quelques dizaines de milliers de dollars auprès de son propre beau-frère. Mais à peine reçoit-il la somme qui lui permettrait de se refaire qu'il la remet aussitôt en jeu dans un pari à dix contre un. Incoercible dans ses pulsions et résolument optimiste, Howard doit négocier avec le basketteur Kevin Garnett, ici dans son propre rôle, le prix d'une opale brute (uncut) aux propriétés soit-disant magiques.  Le grand sportif, dans les deux sens du terme, joue ici le rôle d'alter ego inversé du bijoutier (Ratner/Garnett deux noms très proches). Il incarne lui aussi la réussite à l'américaine mais sous une forme plus noble, celle du travail, de l'honnêteté et de l'abnégation. Kevin Garnett, la légende qui réussit tout ce qu'elle entreprend, Ratner le loser qui échoue à chacune de ses entreprises.


Loi de Murphy
Les emmerdes, c'est bien connu, ça vole en escadrille, rappelait trivialement un président français - et plus littérairement Shakespeare trois siècles avant lui. Howard ne dirait pas le contraire, endetté jusqu'au cou, en instance de divorce, traqué par les hommes de main de son beau-frère et par dessus le marché à qui on suspecte un cancer du colon. Les avanies et coups de pas de chance plombent toute velléité du personnage à tenter de sortir la tête de l'eau. Et c'est un des aspects les plus drôles d'un film qui, mine de rien, interroge à la marge les clichés parmi les plus éculés sur l'identité juive. A commencer par les questions de la culpabilité et du rachat. La scène centrale de la fête familiale de Pessah où sont énumérées les plaies subies par le "peuple élu" - la peste, les furoncles, les grenouilles..., répond en écho au sort qui semble s'acharner sur ce pauvre Howard. Les frères Safdie peignent ainsi, non sans une tendre ironie, eux qui sont issus de ce milieu, le portrait stéréotypé du Juif. Celui du type fautif, malchanceux, que l'obstination à vouloir se racheter entraîne dans de nouvelles difficultés. Illustrant par l'absurde la loi de Murphy selon laquelle les choses tourneront mal s'il est possible que ce soit le cas, Howie finira successivement à poil dans un coffre, en costume dans une fontaine du centre ville, enfermé dans son propre magasin et cocufié par sa maîtresse. Un personnage tragi-comique à l'image d'un film qui oscille en permanence entre deux tons, ceux du thriller et de la comédie.


Multifacettes
Le film des frères Safdie est en quelque sorte un diamant mal taillé, une opale mal dégrossie à l'intérieur de laquelle profitant d'un rayon lumineux, l’œil pénètre. De fait, les tribulations de leur héros dans la 47ème rue sont autant d'invitations à réfléchir en termes de lumière et de regard. Ainsi cette scène où Howard caché dans l'ombre, observe sa maîtresse qui le croit ailleurs, ou de ce cabinet de joaillerie très théâtral, dont les cloisons sont en verre, stoppant la mobilité des personnes mais laissant passer leurs regards. Mais c'est surtout du point de vue de la photographie que le film épate. On le doit au remarquable travail du chef opérateur Darius Khondji sur les scènes d'intérieur d'abord, telle cette boite de nuit en lumière noire ou plus globalement sur la photographie de cette vie nocturne qu'apprécient tant de mettre en scène les frères Safdie.


Brillant de mille éclats comme l'opale tant convoitée, Uncut Gems s'apparente à une sorte de labyrinthe, un organisme vivant que notre œil inspecte, une œuvre non sans défauts mais complexe où la noirceur côtoie le sublime.


8/10 ++


Critique à retrouver sur le MagduCiné

Theloma
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le 1 févr. 2020

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Theloma

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